1938

Année des 24 ans, de la rencontre de S. Corinna Bille, du secrétariat de Paul Budry et de la revue Suisse Romande, des premières lignes publiées, du premier emploi chez Payot à Bâle comme apprenti-libraire.

Janvier. Photographie de l’intérieur de sa chambre, légendée : « I.38. / Chambre d’artiste !!!! ». C’est la photo que nous utilisons sur la page d’accueil de ce site. 19 janvier. Lettre à sa mère de Sierre. « Je suis en train de manigancer une entrée chez un avocat de Sierre. Il serait préférable d’avoir un fixe que de vivre ainsi instable et misérablement. » 28 janvier. Lettre à Gustave Roud de Sierre. Conservée au CRLR. « J’ai 23 ans et n’ai rien fait. »

Février. D’après La Tribune de Genève du 03.02.38, S. Corinna Bille obtient le Prix de la nouvelle de l’Institut genevois ; cet événement incite peut-être Paul Budry à la présenter à son émission radiophonique, et à envoyer GB chez elle pour y prendre manuscrit et information. D’après la lettre à sa mère du 15 février, GB semble avoir quitté ce mois l’emploi de précepteur des enfants Olsommer ; ce n’est que le 4 mars que S. Corinna Bille écrit à sa mère qu’elle pense que GB ne travaille plus chez Olsommer, alors qu’elle l’a vu fin février (cf lettre de S. Corinna Bille du 26.02.38), mais il est facile d’imaginer GB cachant à Corinna sa démission en février, ou évoquant la possibilité de son départ comme un désir seulement. 15 février. Lettre à sa mère de Sierre. « Tu croyais que j’étais parti de Sierre. certes il ne m’arrivera plus de m’en aller sans être assuré d’une autre place. […] Naturellement, je cherche soit à Chippis, soit dans une librairie à trouver un emploi à traitement fixe qui me permettrait alors de vivre mieux qu’avec des promesses, de la sympathie. Il m’est devenu difficile de me satisfaire, par cette raison, d’un maigre repas de bouillon dans lequel je trempe du pain pour le soir. Et si j’avais au moins 1 franc chaque soir, je pourrais alors aller déguster 1 tranche au fromage dans un bistro. Aussi me voilà plus que jamais pique-assiette, profitant des moindres invitations afin d’être un peu gâté. […] Je me demande comment je pourrais acheter un habit, une fois. Je deviens un homme bien rapé aux coudes. Enfin, je souhaite m’en sortir une fois. » Même jour. Lettre à Gustave Roud de Sierre. Conservée au CRLR. 22 février. Carte postale du frère Porion. « Très cher ami, / Vos arguments sont si solides que le Vénérable Père Prieur se décide a faire encore une exception. – Venez donc à Pâques : moi aussi je serai heureux de vous revoir. / Que Dieu vous garde à l’ombre de Ses ailes. » 26 février. Lettre n° 138 de S. Corinna Bille à sa mère, de Sierre (publiée dans la Correspondance 1923-1958 – S. Corinna Bille / Edmond et Catherine Bille, établie et annotée par Gabrielle Moix, Cossonay, éditions Plaisir de lire, 1995) : « Ici, la vie devient de plus en plus drôle et mouvementée. Borjoz est revenu nous demander nous demander nos photographies pour la revue de la Radio. […] Il est fou de joie, et il chante !… […] Le côté un peu vipère de Borjoz s’est complètement évanoui, ou du moins il sommeille. […] C’est un type attachant, passionné. Il me rappelle un peu Fondane [écrivain roumain qui fut amoureux de S. Corinna Bille], et avec ça si gamin ! Hier, je lui ai fait très plaisir. Je lui ai dit me souvenir que Bolomey [un instituteur] nous parlait autrefois d’un gosse de Sierre, un peu extraordinaire, qui s’était mis en tête de se faire surnommer : Queue de chat bleu. “C’est sûrement vous !” lui ai-je dit. Il ne s’en souvient pas, mais il a été ravi. D’autant plus qu’il écrit justement des souvenirs d’enfance : école, préau, jeux de marbres etc. »

4 mars. Lettre n° 139 de S. Corinna Bille à sa mère, de Sierre (publiée dans la Correspondance 1923-1958 – S. Corinna Bille / Edmond et Catherine Bille, établie et annotée par Gabrielle Moix, Cossonay, éditions Plaisir de lire, 1995) : « Queue de chat bleu [Georges Borgeaud] n’est pas revenu. Il a probablement quitté la place Olsommer où il était si malheureux : il devait balayer les chambres, laver la vaisselle, faire les commissions, et en plus de ça recevoir les jérémiades de la mère. J’aimerais beaucoup le revoir. C’est bien un des êtres les plus intelligents et émouvants que je connaisse. Je ne l’oublierai pas. » 15 mars. Parution de Suisse Romande, première série, n° 6 (direction : Daniel Simond), avec deux poèmes de S. Corinna Bille collaborant à la revue pour la première fois. 20 mars. Lettre de GB à sa mère de Sierre. « … je devais venir à Lausanne il y a 2 semaines pour “affaires”. […] je parlais à la radio le jeudi soir 10 mars comme tu l’auras appris, avec Paul Budry, dans un dialogue sur les jeunes auteurs romands. […] Mais nous aurons l’occasion de nous voir en avril puisque je viendrai m’installer à Lausanne vers le 15 ayant une petite situation dans les mains : secrétaire de Paul Budry, avec quelques fois une conférence à la radio. Tu vois que ma rencontre avec Mr Budry m’a été nécessaire et bonne. Je suis sûr que je fais un bon départ et que je suis au début d’une bonne situation. / Paul Budry me donnera 200 francs par mois, plus le logement dans un de ses immeubles. / Il me faudra donc quitter Sierre vers le 10 avril et venir préparer à Lausanne mon installation. / Es-tu contente ? J’aimerai que tu te rendes compte de l’aubaine qu’il y a là et que peut être cette fois, je m’en vais démarrer. […] depuis ma conférence à la radio et dans laquelle j’ai parlé de Sierre, on me veut de tous les côtés. Combien nous sommes en province, n’est-ce pas ? / Ecris-moi et dis-moi que tu ne m’en veux pas. » 22 mars. Carte postale du Frère Porion à GB (« chez Madame Geneux / 42 rue Pré-du-Marché, 42 / LAUSANNE / (Vaud) »). « Merci de votre gentil livre : mais vraiment je n’attendais pas un cadeau de votre part. Je vous en prie, soyez ménager de votre argent : c’est le sel de la vie. – Lorsque vous serez sorti du pétrin, ou lorsque vous serez mort, écrivez-moi une carte, pas avant. Que les bons anges vous remercient et vous gardent à l’ombre de leurs ailes. Soyez sage. / votre, Fr. JB. in Wonderland. »

18 avril. Lettre d’Edmond Humeau à GB c/o La Chartreuse de La Valsainte à Fribourg. « Mon très cher Georges, / que j’aie attendu de tes nouvelles avec une certaine angoisse, tous ces derniers temps, ta lettre elle-même me laisse penser que tu savais mes craintes. Nous voilà donc à un moment décisif que la retraite de la Valsainte mûrit très rapidement. A faire le bilan d’un essai au Valais, je ne veux pas que cela soit coup nul. Un enseignement est là. Tâche de l’accomplir aussi fidèlement qu’il se découvre. Sans justifier tes actes, sans les infirmer, il faut que tu en sortes avec une conscience neuve et ignorante, je veux dire sans récrimination. Tu étais à apprendre, l’enseignement s’organise sur une séparation. Qu’as-tu appris de ces six mois, qu’est-ce qui peut continuer, se communiquer, perdre sa transparence ? Où se fait la séparation, où commence le murmure d’une vie pareille à la tienne et entièrement à devenir ce que tu es ? / De mes questions, j’en viens aux tiennes. Viens à Paris nous voir. Tu sais que le Plessis est de ta maison. Ça va tout juste ; on s’arrangera. Mais l’espoir de t’installer à Paris, je veux te dire un peu comment je le vois se réaliser, en attendant que nous puissions causer. / “Sortir une fois de la camaraderie, de la vie facile et venir travailler tout à fait seul là-bas”. Je me suis attaché à cette phrase de ta dernière lettre qui me dit l’essentiel sur les raisons de la rupture actuelle et ta volonté d’en sortir. D’accord, vieux. Mais qu’est-ce que tu vas venir faire à Paris ? Du bricolage, au mieux. “Temps présent” te donnera peut-être quelques petits travaux matériels, je n’en sais rien et j’ignore l’organisation du journal. “Esprit” n’a pas les moyens de payer le sécrétariat, ni même un garçon de courses. Dans ces bricolages, je ne vois pas comment tu échapperais à la vie facile. […] Il te faudrait une carte de travail : on ne la délivre qu’à ceux qui viennent en France avec un contrat, déjà engagés par une maison de commerce, pour le temps du contrat. […] Alors que faire ? Viens nous voir, mais prépare ton retour en Suisse et prends avec un vrai courage la décision d’en finir non seulement avec la camaraderie et la vie aux crochets mais encore avec l’évasion. C’est en Suisse même que tu dois résoudre le problème humain dont tu as pris conscience. Au “venir tout à fait seul là-bas”, il nous faut substituer un engagement plus précis, moins inhumain. Nous allons tâcher de t’en donner la force. Mais je veux qu’en arrivant à la fin de cette semaine tu aies déjà mis tout en œuvre pour te trouver un travail en Suisse. Germaine et moi nous attendons de toi cette preuve humaine avec toute notre amitié. »

1er mai. Timbrée le 4 à Paris et le 9 à Bex. Lettre d’Edmond Humeau à GB « c/o M. l’Abbé HEIMGARTNER / BEX / vaud », réexpédiée « chez Mme Seneux / 42 Rue Pré du Marché / Lausanne ». « Il faudrait que je puisse t’aider à orienter tes démarches, à reconnaître les obstacles, à surmonter tes appréhensions ; également, je voudrais te dire que, si les heures et le temps vont se raccourcir terriblement avec une occupation – et je sais une expérience pénible – tout de même rien n’est perdu pour celui qui s’y donne à des travaux stupides pour vivre, qui s’y donne vraiment, et se sent assez capable dès lors de délivrer un chant captif. »

5 juin. Se trouve au Pradet (Var). 10 juin. Carte postale à Gustave Roud du Pradet. Conservée au CRLR.« Pourquoi suis-je ici ? Au chômage depuis 2 mois, démuni de tout, j’ai accepté cette invitation qui m’isole de toute action. » 16 juin. Toulon. 23 juin. Se trouve à Marseille et passe aux Cahiers du Sud.

15 juillet. Parution de Suisse Romande, deuxième série, n° 3, avec un poème de S. Corinna Bille et les premières lignes connues publiées sous le nom de Georges Borgeaud. Il s’agit d’une note de lecture, p. 142, à propos de Destins du Poète de Roger Secrétain (« Voici un premier livre qui, pour être d’un jeune, est grave de ton… »). 20 juillet. Circulaire de la revue Suisse Romande annonçant que Georges Borgeaud « prendra en mains l’acquisition de la publicité de notre revue ». 25 juillet. Lettre d’Edmond Humeau. « Tu te souviens assez de la lettre que je t’écrivais aux vacances dernières et des nouvelles que je donnais à Germaine. Ce que je craignais, c’est que tu lasses [sic] des amitiés vraies. Ton excuse est aussi la mienne, celle que, pendant des années, je me suis donnée : comment faire ? Par amour, j’ai abandonné ces pouvoirs de vagabond et de mendiant, ayant même le sentiment que j’allais nier la poésie en moi. J’ai choisi, en pleine nuit du cœur, d’être attaché, lié à une tâche humaine par un travail entièrement servile, « rendu à la glèbe », pas différent des autres, que je peux détester dans sa contrainte mais accepter. / Ce que je voudrais, c’est t’aider à accepter ta condition en pleine conscience. Si tu acceptes la mendicité, il faut te dire que les plaintes des mieux intentionnés cesseront et que tu seras seul, humilié de la même façon que par le travail. Le salut est dans l’œuvre faite. Germain Nouveau a cru nécessaire cette condition. Quant à la mendicité de Bloy, elle a commencé à 40 ans, au moment où son œuvre le commandait, et aussi sa mystique. De Rimbaud, la leçon est absolument claire. Je voudrais interroger l’œuvre que tu mûris, lui demander conseil. Si la vocation de la mendicité est marquée, il faut partir, à tes risques et périls ; mais comment savoir ? C’est à l’œuvre faite, au poème trouvé, que tu dois le secret de ta vie. Le commandement de l’œuvre, je crois que c’est l’essentiel. Mais elle doit exister et toutes les intentions du monde ne la susciteront pas si elle ne se manifeste pas. En admettant que tu n’es pas en mesure aujourd’hui de livrer passage à ton œuvre, je crois que tu dois vraiment sacrifier ces pouvoirs de magie sous peine d’imposture. Il ne faut pas dire qu’un travail de bureau, qu’un emploi régulier te détourne de la poésie. Je songe aussi à C-A. Cingria dont l’œuvre justifierait un mécénat splendide et qui, dans son pauvre nomadisme, ne parvient pas à écrire parce que la paresse a fini l’œuvre de la misère. Terrible enchaînement, je n’écris pas souvent des poèmes et toi, non plus. Occupés ou désœuvrés, nous attendons des signes et moissonnons avec eux. Mais nous ne vivons pas d’eux. Si tu refuses la mendicité, attends-toi à chercher durement du travail, et gagner une vie où tu seras seul et humilié dans la commune mesure. Il me semble que c’est le moment de la décision, disant que la poésie te commande ou bien c’est la vie qui te demande. De toute façon, c’est une question d’amour et non d’imagination. Ton insurrection actuelle se fera dans le vide si tu demeures indécis sur les moyens dont tu disposes en réalité : ou bien l’œuvre de poésie, ou bien l’acte d’un homme, mais toujours par la nuit de l’amour. Et je vois bien dans ta lettre le point où tu hésites : « je n’ai pas la constitution physique et morale de l’amoureux ». Il faut que tu surmontes à la fois les répugnances et les avantages de ce complexe d’infériorité. Ta liberté commence là à prendre force. Il ne s’agit point d’aventures ni de passades. Les unes et les autres s’expliquent justement par l’apprentissage qu’il est trop facile d’imaginer mais nécessaire de pratiquer si tu ne veux pas te complaire dans l’impuissance et le dépit quand la foudre te mesure à l’existence. Le danger de ton état, si tu acceptais l’œuvre en poésie, et condamnait toute autre issue, serait que la femme en soit absente. Il est clair que tu ne choisiras jamais d’être rendu à la vie, sans l’amour. Très maladroitement, avec l’assurance d’un garçon qui a possédé de belles femmes pour son argent, Maurice est venu t’accabler. Il a eu tort et lui, non plus, n’est pas au bout de ses peines parce qu’il faudra désormais qu’il possède une femme et en soit possédé. C’est le premier moment et je l’ai bien connu quand j’ai touché une vraie femme, après avoir pris auprès des filles de rencontre ce qu’elles pouvaient me donner. J’aurais préféré que tu sois déçu des filles et que tu cherches, à travers les aventures, une présence de femme plutôt que sentir ton inquiétude et ton inexpérience devant une fille émouvante. En cherchant l’origine de ce complexe, je rencontrerais le refoulement filial envers ta mère avec le mépris que tu lui portes et tous les réflexes inconscients de cet état. C’est de cela que je voudrais te voir prendre conscience, persuadé qu’en liquidant cette infériorité physique et morale, tu prendras aussi une nouvelle attitude envers la poésie et la vie. […] Maritain a écrit pour toi à Charles Journet, comme je le lui ai demandé. Que peut-il faire pour t’aiguiller et te donner la possibilité de travailler ? Je n’ai guère d’illusions. Il vaudrait mieux que, par les amis d’ESPRIT, tu sois orienté vers un office d’orientation professionnelle ou vers un camp de travail. » 29 juillet. Est à Lausanne.

24 août. Lettre à sa mère. Enveloppe à En-tête « Suisse Romande / Revue de littérature, d’art et de musique ». « Aucune réponse Payot, mais j’ai récrit ». 26 août. Lettre d’Edmond Humeau à GB, à la pension « Les oisillons / LA ROSIAZ / LAUSANNE ». « Oui, on te dit : c’est bien, tu commences à prendre pied, à raciner en un lieu, même si c’est pour quelque temps et tout l’esprit tendu au passage. Ta dure décision nous affermit dans la foi que tu pouvais prendre conscience, seul, des conditions “humaines” où la vie du poète, toute expression poètique, est aujourd’hui engagée par les circonstances de notre vie. / Je suis heureux de voir que tu as cessé cette errance, sans feu ni lieu, utile pour détacher des foyers morts ; mais c’est qu’il nous faut bien aussi être un foyer. Et maintenant tu commences la conquête du travail, j’ai confiance en toi, sur ce “pas gagné” à l’amour. » Il est fort probable que la « dure décision » dont parle Edmond Humeau est celle de l’apprentissage du métier de libraire : GB commencera en effet les deux années nécessaires à cet apprentissage en octobre, à Bâle.

Début septembre (conjecture). Lettre à Gustave Roud, en-tête « Suisse Romande ». Conservée au CRLR. Mi-septembre (conjecture). Lettre à Gustave Roud de « La Rosiaz s/ Lausanne / “les oisillons” ». 30 septembre. Arrivée et installation à Bâle pour travailler à la librairie Payot. Même jour. Lettre à sa mère de Bâle, de « Borromäum / Byfangweg, 8». « … Borromäum, maison de jeunes gens en pension et qui veulent, en dehors de leur famille, vivre à bon marché parce qu’apprentis les uns, ou sans situation fixe, les autres. […] Je suis à 10 minutes de Payot et me trouve dans un quartier calme quoique ce soient des religieuses qui s’occupent de nous, il me semble que nous jouissons d’une grande liberté d’après ce que j’ai entendu dire autour de moi. Seul me gêne un peu de devoir partager ma chambre avec un autre, mais qu’importe, nous allons très bien nous entendre je crois ; ne trouves-tu pas que la solution est merveilleuse. J’ai pris le premier repas ce soir et la table me semble abondante. Quel[…] plaisir que d’être libéré chaque soir ! […] Bâle est sympathique autant que je puis en juger. / Les ponts sont gardés militairement et nous n’avons pas le droit d’y stationner. / Je t’écrirai à nouveau dès que j’aurai pris contact avec le magasin. »

9 octobre. Lettre à sa mère de Bâle. « On n’a pas accepté à l’hôtel de ville mes papiers parce qu’ils n’avaient pas été légalisés. […] Ensuite il m’a fallu payer 6,10 pour mon permis de séjour ! […] J’ai décidé de réserver tous les dimanches matins, après la messe, pour le Kunstmuseum qui est gratuit ce jour là et où se trouvent les plus belles peintures d’Holbein. C’est un bâtiment merveilleux. Les allemands ont le goût pour les musées. […] Les 2 sœurs [employées à la librairie Payot], dont la plus jeune est gérante du magasin, sont bien telles qu’elles m’ont été décrites par Roth : très vieille filles, pointilleuses, minutieuses, assez rudes entre elles et mettant l’important sur des détails de second ordre. Pas du tout cultivées au point de vue bouquin, je leur rends des services déjà lorsqu’elles ont un client qui leur demande un renseignement bibliographique. […] Je classe beaucoup de livres, j’enlève la poussière, je sers quelques clients, je fais la vitrine et le meuble rayon qui est au centre de la librairie, je classe des papiers, inscrit des noms etc… etc… […] J’ai fini par recevoir des lettres de recommandation promises par mes amis de Lausanne, mais je n’ai pas encore eu l’occasion de les utiliser. Puis je me sens bien ainsi, les premiers temps, seul, et ne tiens pas à faire de nouvelles connaissances. Quand la solitude sera trop difficile, j’irai frapper à une des portes que l’on m’indique. / Il me faudrait encore te parler de la nourriture qui sans être excellente – trop grasse, – est bonne, abondante. Ma foi les allemands aiment beaucoup la cuisine grasse et lourde. J’espère que mon estomac s’y fera. Quant à moi, cela m’est bien agréable de faire ma popote ou même d’aller au restaurant. » 27 octobre. Lettre à sa mère de Bâle, enveloppe à en-tête de « SUISSE ROMANDE / revue de littérature, d’art et de musique / MORGES ». « Certes j’aime mieux cette ville que Lausanne et m’y attache sincèrement. Un ami que Simond m’a fait connaître m’a amené l’autre soir au concert symphonique. Je me sens donc moins seul et je crois que je vais finir par me trouver aussi bien ici qu’en Suisse Romande où j’ai pourtant beaucoup d’amis. » 29 octobre. Lettre et carte postale à sa mère de Bâle, avec indications pour sa venue. 31 octobre. Carte postale à sa mère de Bâle. « Hier dimanche je suis allé en Allemagne. Tout le monde fait le salut hitlérien et toutes les rues principales des petits patelins sont nommées Adolf Hitler Strasse. »

1er novembre. Lettre d’Edmond Humeau. « Tu as séparé ta vie de certaines facilités que Lausanne pouvait t’accorder en épuisant tout ce que tu donnais sans solution d’arrêt ni reprise, lancé à chercher une tâche qui te joigne aux autres. Je sais que tu ne regrettes pas ce geste d’arrachement et que tu le poids des sacrifices faits t’enfonce au creux d’un monde où tu vas renaître. Faut-il donc que nous ne finissions jamais de commenter “Nisi granum frumenti” et que nous n’apercevions point que nous en vivons, retrouvant d’une nuit à l’autre le jour neuf, passant d’une séparation à une autre séparation et ne gardant seulement que la foi d’un accord total, de la plénitude humaine où la nuit et le jour s’uniraient sans pli de rêve ni gêne d’agir ? Je songe que la même solitude accueillit un jour à Paris quelqu’un de jeté sur l’espoir de trouver un travail à son goût. Rude histoire. Je ne m’en tirerai jamais, je suis à la merci de toutes les aventures que je ne peux choisir, prisonnier, terriblement prisonnier des servitudes communes à ceux qui n’ont rien que leur force de travail à vendre. Pas d’illusions, mon petit Georges. […] Mais il s’agit maintenant de ta solitude. Là, c’est vraiment le plus dur et je me demande si le temps peut aider. La réalité de la vocation humaine est dans la possession de cette solitude, dans son expression et les cris qu’elle nous met dans la gorge. » 13 novembre. Lettre à sa mère de Bâle. Première occurrence de femmes et d’amour dans la correspondance à sa mère conservée. « Il m’aurait été difficile, après ton départ, de trouver un moment pour t’écrire. D’abord, j’ai eu une invitation un soir, puis une réunion de paroisse, puis une migraine. […] As-tu commencé la lecture d’Eve Curie ? Une fois que Paul et toi l’auron[s] lu, pourrais-tu me le prêter afin que je le lise une fois attentivement. Je suis en train de lire “Campagne” un roman français ecrit [sic] par une femme et qui, l’année dernière, a reçu le prix Femina. C’est l’épouse d’un professeur à l’université de Bâle. […] Je regrette d’avoir enfermé dans une de mes caisses de livres qui est chez toi (une petite !) mes patins, car l’occasion de patiner ne manque pas ici et j’adore ça. On emporte son pique-nique, paraît-il, avec soi et on reste à la patinoire artificielle jusqu’au soir après avoir payé une entrée d’un franc. Bon nombre de pensionnaires du Borromäum y disparaissent le dimanche, un aussi, par raisons sentimentales. D’après leurs dires, on ferait là des rencontres de femmes si bien qu’elles ont toutes une ressemblance avec les stars en vogue ici à Bâle : Paula Wessely, Zaro Leahnard ou Brigitte Helm qui reparaît à l’écran. Peut être que si je puis y aller, je tomberais enfin amoureux ! Après 2 mois de silence, je reçois une lettre des Olsommer de Sierre me réclamant des nouvelles, en ajoutant qu’ils espèrent qu’une fois je serai dégelé. » 17 novembre. Lettre à sa mère de Bâle. « … ma première leçon de français qui ne me rapporte rien matériellement, mais seulement intellectuellement. Ce sont 2 étudiants qui ont une envie de faire des progrès en français et qui m’ont proposé de faire l’échange de nos langues, eux étant juifs allemands. Ainsi deux fois par semaine, nous allons nous retrouver autour d’une tasse de thé et des blocs-notes, notant notre conversation, tous les mots intéressants. Dimanche donc, c’était le premier contact avec “mes élèves” charmants et sympathiques quoique juifs. / Un vent violent souffle à Bâle ces jours. Quelle sinistre impression : ici ce vent souffle d’allemagne et l’on interprête cela comme un symbole. / L’autre jour nous avons été mis en garde presque officiellement contre la propagande naziste qui est plus grande qu’on ne le suppose et dont les raisons sont faciles à comprendre : tous les fonds de propagande qui allai[en]t, avant l’Anschluss, à l’Autriche et à la Theckoslovaquie, se trouvent supprimés maintenant et les Allemands utilisent cet argent en vue de la propagande dans notre pays et surtout en Alsace. Il y a eu des arrestations en Suisse, mais aussi en Alsace. De sources sûres : le thêatre de la ville de Zürich est complètement dans les mains des nazies. Au contraire, celui de Bâle tout à fait ennemi, si bien qu’il est boycotté et qu’il a une peine énorme à trouver des artistes allemands de premier choix. / Enfin ce sont des histoires pas trop graves tant qu’elles en sont là, cependant le ver a vite fait de pénétrer dans la prune. / C’est tout ce qu’il y a de nouveau ici. Quant à moi, je suis destiné à faire un travail d’une telle monotonie et régularité qu’il n’y a plus rien à en raconter. […] Ecris-moi cette semaine et dis-moi comment tu vas. A ce propos, j’ai eu 38 de fièvre et un rhume de cheval avec des saignements de nez continuels. Ce soir, je vais un peu mieux. Ces vieilles filles sont tellement frileuses qu’elles chauffent leurs radiateurs jusqu’au maximum et cette chaleur de radiateurs est malsaine. »

4 décembre. Lettre à sa mère de Bâle. « Je suis allé très loin, à pied, dans les forêts proches de Muttenz et de Dornach. Le pays est si beau, si vaste, qu’il m’est tout à fait nouveau d’aspect et il me repose des montagnes valaisannes et savoyardes. Les forêts ici sont profondes, épaisses et immenses. […] Dans ta dernière lettre tu me demandais si les Juifs qui prennent des leçons de français avec moi me payent. Non ! mais ils me rendent mes services en me donnant des leçons d’allemand, du plus pur allemand. Ils sont d’une honnêteté étonnante. Lorsque je leur donne 3/4 d’heure de leçon ils me les rendent tellement exactement qu’ils sont amusants. / Mais j’ai une leçon de plus : un enfant de 12 ans qui a besoin, une fois par semaine, d’un coup de pouce pour ses devoirs. […] Je commence ce soir. J’espère m’en tirer car le gosse ne sait pas un seul mot de français et moi pas très bien non plus l’allemand, tu penses !! […] Oui, si je puis, j’irais à Zürich à Noël. C’est une très bonne idée que tu as eue là. » 11 décembre. Carte postale d’Edmond Humeau. « Il faut donc que tu viennes. Noël est dans 15 jours. » 15 décembre. Parution de Suisse Romande, deuxième série, n° 6, avec la deuxième note de quelques lignes sous la signature de GB à propos de Paul Monnier, peintre (ni présentation du peintre, ni commentaire ou critique d’œuvre, mais tout cela à la fois, où œuvre et artiste se mêlent). 18 décembre. Lettre à sa mère de Bâle. « … un petit mot pour te dire que je pense encore à toi et que je me trouve bien triste de tes ennuis, de tes maladies. Depuis quelque temps la poisse semble s’acharner sur toi, ce n’est vraiment pas bon signe. Mais enfin, tu sais bien qu’il faut une certaine résignation, autrement il y aurait trop de raisons d’être malheureux. […] Ici un vent puissant souffle jour et nuit et aussi désagréable que la bise. On est heureux de trouver un magasin bien chaud et les tasses de thé de ces demoiselles. A propos d’elles, pourquoi donc t’occuper à leur offrir un petit cadeau, du vacherin ? Vraiment, elles ne le méritent pas et pour dire la vérité je n’aime mieux pas me lier ainsi avec elles, afin que je sois tout à fait libre vis à vis d’elles ; et même, à l’occasion, si le patron me questionne sur elles une fois, je préfère ne pas paraître les avoir flattées d’un côté pour mieux les dénigrer de l’autre. Car je sens bien que le patron va une fois me poser quelques questions et j’ai bien envie, sans méchanceté et sans exagération de lui parler de quelques défauts trop voyants de ces deux dames. Puis de leur côté, elles ont bien aussi, vis à vis de moi, la même réserve et si tu leur offrais un vacherin, elles se croiraient obligées de rendre et au lieu d’être un cadeau ça deviendrait cet horrible et absurde échange de politesses qui n’en finit plus. Je sais que tu comprendras cela. Le thé qu’elles m’offrent, je le leur rends bien en allant chercher à mes frais, au moins 1 fois par semaine, quelques pâtisseries. Je suis sûr que tu seras d’accord avec moi et qu’oncle Paul aussi. / Ne va pas croire qu’il y a de la mésentente entre nous ; il y a seulement de l’indifférence les uns pour les autres. Nous faisons un travail ensemble, en dehors de ça nous ne nous connaissons pas. Un cadeau mettrait un ton de familiarité déplaisante et gênant pour elles, comme pour moi. […] Mais tu me ferais une joie immense si le vacherin que tu leur réservais, tu me l’offrais. Tu vas croire que je suis égoïste, mais tu seras la première à te réjouir de faire plaisir vraiment à quelqu’un avec cela. Sans compter que j’aime tout spécialement ce fromage. […] Si l’exemplaire de “Campagne” t’appartient, envoie-le moi que je le fasse signer à Mme Vincent que je vois assez souvent et pour qui j’ai beaucoup de respect et de sympathie. Cela la touchera. » 25 et 26 décembre. À Colmar.