1985

Année des 71 ans.

10 février. Lettre de Bertil Galland. « [Le Soleil sur Aubiac] est un grand livre, peut-être le plus beau que tu aies écrit, dans la concentration classique du thème sur un seul lieu, une maigre doline, où tout l’univers se trouve néanmoins posé comme sur une tête d’épingle. J’admire profondément le choix que tu as fait de ne pas te disperser, avec tout ce que tu aurais pu trouver d’autre à dire, en balayant large sur le Quercy (répondant à l’idée que l’éditeur primitif pouvait peut-être se faire d’un “livre sur le Lot”) pour préférer toute la force de quelques acres desséchés et la dizaine de personnages qui les hantent. / Ce que tu as pein[t], ou mis en musique, plus proche souvent de Brahms que de Schubert, à cause d’une mélancolie, d’un tragique, d’une dignité sous la fraîcheur des remarques primesautières et délicieuses, c’est le temps. Il se passe mille choses, et rien, et tout sur ton mouchoir de poche caillouteux, et plus le livre avance et, parfois, semble se perdre et se répéter, plus nous saisit, dans la vérité sensuelle qui est le comble de l’art, le déroulement des jours, ta vie qui passe et procède vers son mystère ultime, le passé qui s’effrite dans la chimie redoutable d’une époque manuelle, les saisons qui se succèdent quand bien même tout paraît suspendu dans la chaleur. / Le temps intérieur, expérience du vieillissement craint et le bonheur déchirant de l’instant jusque dans l’insecte, la cerise sans chair ou la chélidoine, se double et se complète par l’histoire, observée de très près, avec une précision géniale, de l’effondrement de la civilisation paysanne […]. Plus tu décris des évènements dérisoires et minuscules de ta communauté, plus poignante et plus grande la vérité que tu ne l’as jamais rejointe, qu’un fossé irrémédiable existait et demeure jusqu’à extinction entre l’ancienne paysannerie et nous, ou disons toi, toi qui cherches à parler pour elle, toi qui l’a comprise et l’a aimée, l’a respectée de manière absolue, et qui te trouves du même coup non moins irrémédiablement coupé de la société nouvelle, de la France des émondeuses mécaniques et des enfants fonctionnaires et citadinisés. / Dans le charme inouï de ton Soleil, dans ses saveurs, ses drôleries merveilleuses, ses tableaux, ses miniatures, ses pitreries et ce qui fait la joie de ceux qui t’écoutent, te regardent et t’aiment, il entre ce violoncelle brahmien, cette méditation dont la portée te dépasse et t’élève. / * / Quelque chose, aussi, dans ma première lecture, de plus gênant, m’a empêché de te manifester plus vite mon admiration, ma confiance qui est totale envers la valeur durable de cette œuvre. […] Les répétitions fâcheuses pullulent encore. Le goût de l’élégance amène les phrases jusqu’au seuil de la superbe réussite où elles trébuchent. Une étrange boulimie expressive t’amène à rajouter à un passage superbement réussi deux ou trois mots de trop, la relative où le mouvement est précipité dans la surcharge. […] j’ai repris tout le manuscrit, minutieusement. […] Mais faut-il que nous passions en revue ensemble les cas délicats dans ces 367 pages ? Préfères-tu voir la chose seul ? » 28 février. Lettre à Bertil Galland de Paris. « Mon cher Bertil, quelques nouvelles essentielles à te donner qui auraient mérité de ma part un téléphone à Vevey afin qu’elles te parviennent plus vite. Mais j’en suis arrivé à l’obligation de faire l’économie d’une communication en Suisse, d’autant plus que, bavard, je ne sais pas écourter mes discours. Un timbre-poste, c’est plus simple. / Figure-toi que je suis allé hier mercredi chez Grasset, chez Gallimard où j’ai, tu le sais, de très bons amis, parlé de nos projets. L’étonnant est que l’un et l’autre s’intéressent vivement à une co-édition, à partir du moment où j’ai pu les rassurer que mon soleil sur aubiac n’avait rien à voir avec le tourisme et l’histoire. J’ai, naturellement, fait état (je n’ai pas montré ta lettre) de ton opinion à son sujet. Cela a eu beaucoup de poids auprès de Gallimard. […] A propos de mon roman [Le Jour du printemps], [X.] m’a confirmé que j’avais été la victime d’un règlement de compte cruel et sans pitié […]. De tout cela je te parlerai de vive-voix car ce n’est pas l’essentiel, mais quel monde ! Ah ! je suis passé par des pièges qui ont failli me faire crever. / Je me sens très soutenu par F. Verny, même poussé en avant. Elle veut faire réparation et comme Grasset pense que mon bouquin sur le Lot (ou à propos du Lot) sera le pont qui me reliera au roman, enfin que les deux bouquins se suivront d’autant mieux qu’un “récit-mémoire ?” aura pris la première place dans le retour de Borgeaud à l’édition. […] je te retrouve le 22 à Calvignac pour peigner définitivement mon animal. […] Bref tout cela est passionnant et me réjouit au point de ne plus dormir comme auparavant à cause du silence. […] ce serait une belle revanche, une grande satisfaction que de revenir chez Gallimard dont la couverture ne cesse d’opérer sur moi sa magie. Il y a là beaucoup de raisons personnelles que tu devines. / Donc 2 maisons se sentent prêtes et parmi les meilleures. La préférence, encore une fois, c’est Gallimard. Je quitterai sans peine Grasset qui a failli me décourager à jamais. Tu es mon sauveur ! Tu le seras jusqu’au bout. »

12 mars. Lettre à Pierre-Olivier Walzer de Paris. « Je pars dans dix jours pour le Lot. Cette fois-ci les choses prennent tournure. Bertil Galland me publie à Lausanne, à 24 heures, et Gallimard à Paris (co-édition). Mon petit astre sera à nouveau visible dans le monde de l’écriture. […] Imsand et Galland me rejoignent au Grès du 22 mars au 28 mars. » Ce ne sera pas Gallimard mais Grasset qui co-éditera, avec 24 Heures, Le Soleil sur Aubiac. 22 mars. Départ pour Calvignac.

14 avril. Rentrée à Paris. 22 avril. Lettre à Pierre-Olivier Walzer de Paris. « Oui, chers irremplaçables amis, fidèles, chaleureux comme il m’en faudrait tous les jours, je fus à Calvignac durant un mois. J’y suis parti deux petites semaines avant votre séjour à Paris. En compagnie de Bertil Galland et de Marcel Imsand venus pour préparer définitivement le manuscrit : Le Soleil sur Aubiac et ajouter à l’édition suisse (24 heures) des photographies du pays. Pour l’édition française il est probable que ce soit Gallimard sinon Grasset. Nous attendons la réponse. Enfin, tu le vois, je vais exister à nouveau. Ah ! que l’on a tort de penser que j’avais dormi sur mon succès ! Mes malchances ont été aussi énormes que mes chances. Je suis un auteur qui ne sait pas manœuvrer, en cela d’origine bâtarde et puritaine. Quant au roman, il suivra. Peut-être sortirai-je de la pauvreté puisque le désir d’écrire encore me revient. […] Je suis revenu à Paris il y a huit jours précisément. […] voilà ! Rien à dire d’essentiel bien qu’après tout, je ne sache pas où se tient l’essentiel. Je relis les Mémoires d’outre-tombe. Connais-tu dans la littérature française un ouvrage aussi étonnant, constamment nouveau, aussi génial ? Je m’en régale. »

24 juillet. Calvignac. 27 juillet. Carnet :« 27 juillet 1985 à Calvignac / A 71 ans, j’entre dans le champ miné de l’âge. »

5 août. Lettre d’Edmond Humeau. « Georgino très cher, je viens d’entendre ton bel entretien avec Jacqueline de Roux sur Pierre-Jean Jouve et j’en reste subjugué par le parcours que tu as fait de l’œuvre et la vie de ce très grand poète entre le Valais et Paris. » 22 août. Toujours à Calvignac.

2 septembre. Accident de Vespa dans le Lot. Début de l’hospitalisation à la polyclinique Saint-Alain à Villefranche-de-Rouergue. Bertil Galland lui rend visite et publie ensuite « Le poète embroché » dans la presse, qu’il reprendra dans Princes des marges.

1er octobre. Lettre de Bertil Galland adressée à la clinique Saint-Alain. « Heures inoubliables. Je te dis ce qu’elles furent pour moi… par voie de presse. Ainsi les amis seront informés et certains déjà me font signe. » 30 octobre. Carnet : « 30 octobre 1985, mort de Mouchette à Villefranche de Rouergue, chez le vétérinaire. J’étais à la clinique St alain, elle confiée après mon accident à J.P. et Myette Otte. Je ne l’ai pas revue, sauf rapidement un jour que les Otte l’ont amené auprès de mon lit, dans une panière. […] C’était une siamoise sans doute un peu batarde que m’avaient offerte le couple [blanc] »

6 novembre. Lettre de Bertil Galland adressée à la clinique Saint-Alain, en-tête “24 Heures”. « Georges Très cher ! / Le téléphone reposé, je te dis encore combien je suis triste de la mort de ta chatte, chair de ta chair, (ou poils de tes poils), mais pour moi compagne de journées inoubliées. […] Fais bien tes exercices, 1-2, 1-2, 1-2, ron-ron-ron sur le vélo. / Je t’embrasse / Bertil » 19 novembre. Fin de l’hospitalisation, selon le relevé des frais. Revient à la rue Froidevaux selon la lettre à Pierre-Olivier Walzer du 15.01.86.

2 décembre. Lettre de Bertil Galland de Vienne. « La capitale royale et impériale est donc demeurée pleine de toi […] Merci de ton accueil l’autre jour. Prends bon soin de tes os ! »