1955

Année des 41 ans, de la mort de Claudel.

3 janvier. Lettre à Yoki et Joan de Paris. « 3 janvier 1955 / 59, rue Froidevaux 14 arr. Danton 1781 / Mes biens chers amis, je viens tard apporter ma joie, à qui de droit, de proclamer un Patrick de plus dans le monde et qui sera, je l’espère, un ami pour moi comme son père et sa mère. […] Si je vous donnais des nouvelles de moi, elles vous peineraient. On a jamais le droit de détruire l’accalmie des autres. Amitiés à tous les Aebischer. » 4 janvier. Lettre à sa mère. « T’ai-je dit que Léon m’a envoyé le lit qu’il m’avait offert. Il est là, à présent, dans ma chambre. […] L’article sur Supervielle paru dans la Gazette contenait de telles fautes qu’il en est devenu illisible. J’ai beaucoup de regrets de cette mauvaise composition et je n’ai pas pu faire autrement que d’écrire mon mécontentement à Pierre Béguin. »

5 février. Lettre à sa mère de Paris. « Excuse-moi de répondre un peu tardivement à tes signes mais j’ai eu beaucoup à faire ces temps-ci (mise au point d’une nouvelle pour Elle !). Il faut bien que je me fasse quelques sous avant que mon livre ne paraisse ce qui arrivera dans 5 à 6 mois. Je suis en train de le revoir. / Tu me demandes ce que j’ai au point de vue physique ; on appelle ça, en termes médicaux, une dyspepsie de fermentation ce qui m’oblige à une certaine alimentation austère. Quand je ne mange pas trop, je vais parfaitement mieux. Dès que je me nourris trop grassement, ça ne va plus. Comme je sors beaucoup, je n’ai évidemment pas la possibilité de suivre fidèlement mon régime et, parfois, j’aggrave ou réveille mes malaises. Cependant, il n’y a pas lieu de s’inquiéter. À 40 ans, la machine commence à grincer et elle grincera avec plus ou moins d’insistance mais on dit que les Borgeaud ont la vieillesse pour eux. […] Tu auras lu mon article sur les inondations. J’éspère que je n’aurai choqué personne. Il est vrai que ces inondations étaient fort belles à voir. » 23 février. Mort de Paul Claudel.

1er mars. Carton d’invitation de la Galerie Palmes 3, Place Saint-Sulpice, Paris 6ème. Vernissage de l’exposition de Robert Forgas du 1er au 15 mars 1955. Texte de GB : « Ce qui, à mes yeux, fait la valeur de la peinture de Robert FORGAS, ce qui déroutera aussi, c’est qu’elle se situe involontairement hors de toutes les préoccupations actuelles des peintres. On ne peut pas mieux ignorer les systèmes qu’elle ne le fait. L’indépendance à ce degré est déjà une qualité qui, quand on a le talent, donne tout à gagner. La fraîcheur, l’invention sont tout naturellement au bout des doigts de Forgas que soutient un grand métier. » Même jour. Lettre à sa mère de Paris. « Tu recevras une revue allemande qui contient un texte de ma plume sur la Provence, un numéro de la nnrf qui publie un hommage à C.A. Cingria, hommage auquel j’ai collaboré. Maintenant, dans Elle, paraîtra un récit sur ma visite officielle à Collombey-Muraz. J’écris de tous côtés pour gagner quelques misérables sous. Je suis touché de ce que tu me dis de mes articles dans la Gazette. Je reçois assez souvent des lettres de félicitations et, parfois aussi, de critiques. C’est sur ma demande qu’Edmond Gay t’a envoyé un numéro de “13 Etoiles”. Oui, j’ai flatté le Valais mais c’est un canton que j’aime bien. / Oui, je suis sorti assez souvent. Je suis allé à la première de Claudel ; puis j’ai été invité à une réception au quai d’Orsay. J’ai même été présenté à Edgar Faure qui était, à ce moment là, ministre des Affaires Etrangères. J’ai vu dans les salons du ministère Georges Bidauet ; tu vois que j’ai des entrées dans les hautes sphères. Puis je suis allé passer un week-end à Elbeuf chez un drapier apparenté à André Maurois. La réception fut excellente et élégante. […] Tu liras, à propos des funérailles de Claudel auquelles, malgré mon indisposition, j’ai assisté quelques remarques pertinentes sur les photographes de presse qui s’agitent autour d’une cérémonie comme des mouches. » 15 mars. Lettre à Pierre-Olivier Walzer de Paris. « Je ne déséspère pas de voir un jour la Gazette publier mon papier et toi-et-Toulet. Je viens de rafraîchir la mémoire à Jotterand, mais avant que ce journal trouve de lui-même les vraies valeurs, nous aurons bien des dents agacées. / Je te serre chaleureusement la main et je t’attends à Paris ou en Provence. »

8 avril. (Vendredi-Saint) Lettre à sa mère de Paris. « Partout, tu auras pu lire un petit texte de moi. Qui aurait dit qu’un jour je présenterai C.F. Ramuz ? En général, c’est le contraire qui se fait : un grand écrivain présentant un autre à ses débuts. Cela est assez amusant à penser. […] Pour les Fêtes de Pâques, j’irai près de Fontainebleau chez des amis. Je me réjouis de voir un peu de verdure et de cueillir la primevère. / Il est possible qu’à partir de mai, j’aie une petite situation qui me permettrait de compter sur un titre qui s’il ne sera pas mirobolant, m’aidera singulièrement à nouer les deux bouts. Dès que j’aurai quelques précisions, je te les donnerai. Cela se fêtera à Paris quand tu viendras mais d’ici là, tout n’est pas encore fait. » 24 avril. Lettre dactylographiée à sa mère. « J’ai passé ma journée d’hier à bien manger et ne rien faire car c’était la St. Georges et en France on fête plus souvent ces dates votives qu’en Suisse. / Quel temps fait-il en Suisse ? Si j’en juge par celui que nous avons à Paris, il ne doit pas faire un printemps bien chaud quoique beau, superbement beau. Je n’aime plus beaucoup le froid et le supporte moins bien qu’autrefois ce qui est un signe parfaitement adéquat au fait de vieillir. / Peut-être auras-tu appris que je collabore maintenant au Journal de Genève. Un article que j’ai écrit sur le livre de Pernette Chaponnière : Toi que nous aimions a paru, paraît-il, car je ne l’ai pas reçu, le mercredi 20 avril. Je l’ai demandé à Genève mais je ne suis pas certain d’en recevoir plus d’un exemplaire aussi je te conseille d’essayer de le trouver en Suisse. Je t’envoie un extrait d’un article anciennement paru à la Gazette et qui a été repris, parfaitement, par “Le Cri de guerre”. Cela me fait à la fois rire mais en même temps cela me touche aussi beaucoup. Je te l’envoie sous ce pli ainsi que les bonnes feuilles d’un article sur la Provence (Le même que celui qui a paru à Pâques dans la Gazette) publié, celui-ci, en Allemagne dans une revue du nom de MERIAN. […] Tu verras des changements dans ma petite garçonnière. J’ai fait repeindre les murs, j’ai mis le lit de l’oncle Léon, j’ai acheté des chaises d’occasion à la Foire à la ferraille que j’ai fait rafistoler et capitonner. Tu verras que ce n’est pas mal. D’autre part, j’ai une petite cuisine que j’ai aménagée dans la première pièce que j’ai partagée en deux. / Je pense que d’ici une quinzaine de jours, j’aurai la petite situation que m’a offerte Pierre Seghers sur le conseil d’André Frénaud. Cela me permettra de mettre quelque beurre sur mes épinards. Peut-être que ce travail m’obligera à voyager ce qui n’est pas désagréable car je n’ai jamais eu une nature sédentaire. […] Ma marraine m’a écrit une longue lettre amusante à propos de l’Abbé Gaillard qui, paraît-il, a fait un sermon, une oraison funèbre cocasse et pompière à l’enterrement d’un Lincio d’Aubonne. Ma marraine a toujours un esprit fort critique et je vois qu’elle ne s’est pas améliorée et c’est tant mieux car je n’aime pas les âmes fades et trop souvent l’église les affadit en les empêchant d’être elles-mêmes. »

15 mai. Lettre à Gustave Roud. Conservée au CRLR. « Si je comprends bien l’Association des Ecrivains Vaudois a décerné au grand Gustave Roud sa couronne. » Du 16 au 28 mai. Voyage à Rome.

18 juin. Lettre à sa mère de Paris. « Ma chère Maman, je suis rentré de Rome assez mal en point ; la chaleur ne m’a pas convenu ni, je pense, la nourriture car j’ai traîné une sorte d’indigestion qui m’a brisé toute énergie. […] Il m’est venu à l’esprit que tu pourrais, vers la mi-août, venir passer quelques jours à Gordes. […] C’est Maurice Sandoz qui m’a invité à Rome, tous frais payés. Il habite là-bas, une admirable villa heureusement installée ; je dois dire qu’il a fait fort bien les choses et que j’ai passé une dizaine de jours romains assez splendides. Tu auras dû t’amuser en lisant ma prose dans la Gazette ; j’ai fait, à Rome, la connaissance de Pierre Bertin qui est un homme fort amical, drôle et vivant. Je pense même qu’il me fera écrire une pièce de théâtre ; si elle réussit, si je l’écris bien pourquoi ne la ferais-je pas monter ? Ainsi, peut-être, gagnerais-je de l’argent puisque c’est par là qu’un auteur fait fortune. Mais, pour l’instant, ce projet est à l’état de rêve. / Philippe Jaccottet est ici à Paris avec Anne-Marie. »

30 juillet. Lettre dactylographiée à sa mère de Gordes. « Bien chère Maman, / Oui, c’est vrai, je n’ai pas été bien du tout et de différentes manières. D’abord depuis que je suis ici, je n’ai eu que des visites qui se sont succédées à un rythme étourdissant. D’abord Gilles et sa femme, les Dubuis, André Winkler de Zürich, Jacques Madaule et sa femme, Alain Cuny l’acteur, Jean Duvignaud et Clara Malraux, les Graff-Santschi de Lausanne, Caplain Saint-André et d’autres encore sans oublier les Wanner de Genève qui ont habité ma maison. […] Je ne viendrai d’ailleurs pas en Suisse cet automne car je dois rentrer à Paris pour mon livre au début de septembre. Puis j’espère avoir une situation là-bas comme je te l’ai écrit, je crois. »

4 septembre. Lettre à sa mère de Gordes. « Ma chère Maman, comment passes-tu ton été ? Le mien est plutôt trop rempli par un travail alimentaire que je dois faire pour un éditeur parisien et que je pense terminer le 15 septembre. Il s’agit de reécrire une biographie sur Goya, traduite fort mal de l’américain. J’ai fort peu écrit pour moi et pour la Gazette et, aussi, fort peu écrit de lettres. Je suis du matin au soir devant ma machine à écrire dont je vais, certainement, abréger les jours en la malmenant si mal et si longtemps. […] Je ne pense pas que cette année j’irai en Suisse. J’espère que, si tu le peux, tu viennes à Paris où je vais rentrer au début d’octobre. / Voilà ! Ma vie à Gordes est sans évènements. Peut-être auras-tu davantage de choses à me raconter que moi. On finit par devenir casanier en vieillissant et, après tout, on en tire autant de plaisir que dans les voyages. Voyage autour de ma chambre, voilà ce que je pourrais écrire, en compagnie de mon chat. / Je mange des figues en quantité et des raisons muscat, faisant une cure naturiste presqu’absolue puisque je mets mes fesses au soleil quand je ne les pose pas sur ma chaise quand j’écris. »

4 octobre. Lettre à sa mère de Gordes. « Ma chère Maman, je quitte vendredi prochain [07.10] ce pays merveilleux, mais j’ai la nostalgie de Paris et, d’ailleurs, il commence à faire un temps frais et pluvieux. J’aurai eu un temps de travail comme jamais. Dès que le livre sur Goya sera sorti, je t’en enverrai, naturellement, un exemplaire. […] J’ai eu, dimanche dernier, la viste de Jean Tardieu, de Marie-Laure et d’Alix qui s’en allaient à Gassin, près de St. Tropez où ils ont acheté une grange qu’on va leur transformer en maison d’été. Tardieu a grossi encore ; il ressemble à une sorte de boudha, souriant et toujours semblable à lui-même : distrait, absent. […] Maintenant que j’ai un peu plus de loisirs, tu me liras plus souvent dans la Gazette. […] Des amis parisiens m’ont parlé d’une Vespa qui leur appartient et qu’ils voudraient vendre bon marché : 40.000 frs. frs. (400 frs. suisses). S’ils acceptent que je la paie à comptes, je pense la prendre. Cela simplifierait singulièrement ma vie à Gordes et à Paris. J’irai te voir en Suisse avec cet engin. Mais je crains bien ne tenir qu’un rêve. »

2 novembre. Un brouillon de lettre évoque l’écriture du 3ème roman La marche de nuit et la reprise au « Je» de La vaisselle des évêques. 7 novembre. Lettre à sa mère de Paris. « […] l’éditeur Seghers a renoncé à la publication de sa collection des peintres célèbres et […], par conséquent, mon travail, chez lui, se trouve donc terminé. Un grand rêve de travail fixe s’est effondré avec lui et, à cause de cela, ma tranquillité. […] Et pour comble de malheur, ayant laissé mon robinet de cuisine ouvert pendant une après-midi pendant laquelle j’étais absent, une inondation a complètement percé le plancher pour endommager les locataires d’en-dessous, non assurés et moi non plus, ce qui m’oblige à payer les réparations qui se montent à 10.000 frs. Ce n’est pas gai en ce moment difficile. […] Il a fait, ici, ces jours un temps très chaud, à la fois pénible et agréable. Comme je suis assez déprimé par ma situation matérielle et la peine que j’ai à gagner convenablement ma vie, mes travaux littéraires s’en ressentent. Paris est dur pour des talents comme le mien. La Gazette, hélas, me paie si mal. Tu liras un petit texte de moi samedi prochain sur la Toussaint, un texte un peu triste. […] Voilà ! Il faut que tu me pardonnes mon silence. Je ne veux pas trop te parler de mes difficultés, car tu croiras que je ne pense pas aux tiennes. »

15 décembre. Lettre dactylographiée à sa mère de Paris. « La Gazette de Lausanne, comme tu l’auras lu, m’a demandé des articles que j’ai dû faire dans les 24 heures et dans des conditions de santé lamentable. De plus Jean Tardieu m’a demandé de participer à une émission du Club d’Essai que tu ne peux malheureusement pas entendre à Lausanne, car la longueur d’ondes est tout à fait réservée aux auditeurs parisiens. J’ai parlé avec Roger Ikor, prix Goncourt et Jean Dutourd. Malheureusement comme j’avais la chique à ma joue gauche, ce n’est pas moi qui est lu mon texte, mais un speaker. Puis j’ai été à une réception de la Légation Suisse qui recevait les amis de Benjamin Constant. J’aurais aimé te téléphoner, mais mon téléphone a été coupé jusqu’à hier pour non réglement de la facture précédente qui s’était élevée à 7.000 frs. J’étais trop fauché pour te téléphoner d’une poste où j’aurais dû payer tout de suite, comptant. Puis je pensais pouvoir t’annoncer ma visite à Lausanne pour Noël, mais Jotterand ne m’a pas encore assuré de la date de ma conférence à Lausanne. Je veux, naturellement, faire coïncider mon désir de te voir et la conférence qui paiera le train et quelques petites gâteries que je voudrais t’offrir au cours de mon séjour. […] Ma chère maman, je te demande à deux genoux, de ne jamais penser que je ne t’aime point. Tu me connais, je ne suis guère démonstratif. Ce n’est pas dans ma nature, mais je suis assez intelligent pour savoir qu’une mère c’est un être irremplaçable. Si mon caractère est un peu froid, c’est que toutes espèces de raisons m’ont amené à prendre cette attitude. On ne se change pas à quarante ans. Mais tu sais que je t’aime beaucoup. Nous sommes seuls dans la vie, toi et moi, et cette solitude, nous pouvons la dorer un peu en nous faisant confiance l’un et l’autre. Sois donc sûre de mes sentiments. » 24 décembre. Carte à sa mère. « Cette année sera une bonne année pour moi, donc pour toi. […] Es-tu allé[e] voir l’horloger de ma part ? J’ai à la Feuille d’avis de Lausanne un crédit pour payer la réparation. »