1957

Année des 43 ans, de la mort de Gaston Vaudou, de la première évocation dans un carnet de Juliette Poelman, compagne pour cinq ou six ans, de la rencontre avec le jeune homme qui sera la base de l’intrigue du roman posthume Le Jour du printemps.

1er janvier. Lettre à Pierre-Olivier Walzer de Paris. « Je veux aussi remercier Pierrot de m’avoir permis d’aller respirer l’air de Porrentruy dans ma mémoire qui se laisse toujours émouvoir par le passé collégien et de notre jeunesse. O Porrentruy que tu nous fus chère (ou cher) … Je me souviens du mariage. J’étais en petit soldat venu du pays alémane pour y trouver la terre française, sinon un sacré bourguignon duquel, depuis, je me suis rapproché. […] J’ai été heureux de vous rencontrer ce printemps à Berne et au concert Strawinsky de Montreux où, à la sortie, je vous ai cherchés parmi les gens qui sortaient, mais en vain. Berne vous avait repris. »

7 février. Mort de Gaston Vaudou.

29 mars. Carte postale à Gustave Roud de Paris, lui indiquant les corrections à faire sur ses lignes parues dans la NRF. Conservée au CRLR.

19 mai. Carnet. « Je me rends en Vespa à Versailles (avec J.) par l’auto-route. » Il s’agit de Juliette Poelman, compagne de GB jusqu’à sa mort en 1962. Elle est le modèle d’Anne dans le roman Le Jour du printemps. 23 mai. Carnet. « Cette fraîcheur de l’air, ces printemps aigres qui se succèdent depuis quelques années, je me demande, aujourd’hui, si ce n’est point moi qui me glace toujours davantage, si je n’entre point dans cet âge où l’on devient frileux. [en marge : (bien sûr !)] Je me souviens de la chaleur de mon sang d’adolescent quand je skiais, par exemple, nu sur les champs de neige en février sous le soleil réverbèrant de la montagne, de ces plongeons dans les lacs, l’été, alors que le glacier bordait, vers les mont, [?] l’eau. J’y sautais dedans même en prenant la glace comme tremplin. Ou, vers Champéry, alors qu’au fond de l’air, comme on disait, la température de la neige flottait encore, je me plaçais sous la cascade grossie et laiteuse par la boue qu’elle rencontrait dans les alpages. C’était un coup de fouet permanent sur mes épaules et le long de mon corps qui en rougissaient. Pourquoi ne pas oser avouer toute la sensualité, toute la violente caresse que je cherchais sous cette tenture d’eau pesante qui, parfois, me donnait la satisfaction d’Onan. J’allais m’étendre sur l’herbe courte et fraîche du printemps, tous mes membres la froissaient, et je me levais taché de chlorophylle, vert, boueux et je retournais sous l’eau, ravi, un peu exalté. J’ai, toujours, ressenti la terre, le sol plus précisément, la boue même comme un grand corps féminin sur lequel j’aimais patauger, m’asseoir, me rouler nu. Cela n’a jamais été écrit parce qu’inavouable, peut-être. Mais je me le demande, aujourd’hui, pourquoi ne pas révéler cela aussi, qui n’est point pervers ? J’ai, évidemment, des plaisirs de sanglier solitaire, de bauge. / Une fois, à Blambizeux, sous la pluie chaude, je me suis jeté dans de hautes orties, féroces. J’ai dû pousser un cri et toute mon exaltation de me promener nu, est tombée sous les mille piqûres ardentes. Je suis retourné dans mon lit assez défait, assez dégrisé, mas le feu des orties, vers le matin s’est transformé en une chaleur fiévreuse. Je m’interdis de me gratter. C’était un supplice et une curieuse sensation que la chaleur sortait de mon corps comme d’une braise. Je brûlais sous mes draps. Mon érotisme ne va pas jusqu’à désirer la douleur ; je l’ai compris ce jour là. / Il faudrait que je parle aussi de l’eau, des fonds de lac que j’ai visités, de rivières, les yeux ouverts, sans respirer bien sûr. À St. Saphorin, je me surpris, tout à coup, en trouvant à la hauteur de mes yeux un ban de perches étonnées et familières. Joie de cette rencontre, émerveillement comme si j’avais fait amitié avec les poissons. Je ne suis pas certain être délivré de ce sentiment puritain que l’eau purifie. Une douche quand je suis triste, quand je me sens rassis, certes, me rajeunit. Je suis comme un animal qui voudrait jouer, je suis comme l’enfant nu qui sort de la baignoire mouillé pour rejoindre ses jouets et qui en oublie sa nudité. Il m’est arrivé, ainsi, de répondre à la porte dans cette tenue et de voir le visiteur absolument béat et, certainement, persuadé de ma perversité, alors que j’ai le sentiment que l’eau, que ma propreté même, m’ont revêtu d’un habit où n’apparaît plus aucune bestialité, aucune impudeur. C’est le corps emmitouflé, protégé à l’extrême des regards qui, quand il se déshabille est impudique. Il y vécu dans l’obscurité, clandestinement, honteusement, et on le montre tout à coup. Il est naturel qu’il ait envie de se recouvrir ; on ne lui a jamais appris à vivre de son animalité, sinon pour la lui rendre honteuse. Je ne craindrai pas [sic] de voir un accouplement entre une femme et un homme, maisje ne voudrais pas, auparavant, voir le couple se déshabiller. C’est le grand moment de l’impudicité, c’est là le succès du streap-tise, [sic] du french-cancan. C’est là aussi, je suppose, la gêne excessive que je ressens quand, au cirque, on habille des chiens et des animaux On les [sic] rend humains, donc impudiques. On ridiculise leur corps. Il est évident, comme le dit Rimbaud, les beaux corps de vingt ans, ceux qui devraient aller nus. A vingt ans… seulement, il est vrai. Donc l’habit est bel et bien notre livrée, notre manière de cacher notre héréditaire vulgarité. »

8 juin. Carnet. « Hélène Bouvard m’a proposé d’aller la prendre vers une heure trente chez Minou Drouet où elle déjeûnait. Puis, après, nous irions à Vaux le Vicomte en compagnie de Carlo et Nadine Suarez. » 16 juin. Fête des Lettres Vaudoises à Crêt-Bérard, en hommage à Gustave Roud qui a soixante ans. Y rencontre là Jean-Pierre B., jeune homme épris de littérature, à la psychologie délicate, qui sera le modèle de l’« Antoine Cerniat » du roman Le Jour du printemps. C’est un dimanche, comme dans le Jour du printemps. 28 juin. Lettre de Gaston Gallimard envoyant un à-valoir sur les droits d’auteur du prochain roman [La Vaisselle des Évêques] qu’il attend au plus tard le 15 septembre. 29 juin. Carnet. « Certains soirs, ce qui distingue St. Germain des Prés, c’est une sorte d’érotisme à fleur de peau, toujours sur le point d’éclater, comme sur une plage mondaine. Les corps sont là pour être distingués, choisis, vendus, comme à un marché de l’amour, à une figuration du couple animal, comme si l’amour pouvait y être donné en exemple le plus agressif, le moins conventionnel. Cela n’empêche pas que de cette sorte de “prostitution” sorte une lassitude, une tristesse, celles qui sont attachées à la notion de l’amour libre… / Cependant, un spectacle inattendu a presque mis à la surface cet érotique allusif. Des jeunes gens entouraient un jeune homme et une jeune fille d’une grande beauté tous deux et les déshabillaient. Les victimes se défendaient pour la forme. Ils souriaient, riaient parce que quelqu’un les chatouillait. Ils furent nus un instant ; les gens paraissaient avoir le souffle suspendu par l’insolite spectacle, magnifique parce que les corps étaient beaux et que leurs vêtements n’étaient pas tout à fait enlevés : les épaules apparaissaient, puis le dos, puis les sexes, puis les jambes. Quelqu’un cria voici le plus beau couple du monde. Cela faisait écho à un poème de Rimbaud : ils furent Rois… Puis tout cessa, la foule se dispersa. Quelque chose s’était passé : l’acte de se mettre nus que la chaleur faisait désirer et cette éspèce de libération, un instant, du désir de chacun, son accomplissement presque. / Il est évident que la vieille pieuse passant à cet instant devant les terrasses, m’apparut appartenir au monde d’un autre vice, celu de l’hypocrisie, du mensonge, du… Mais comment échapper à l’équivoque des deux mondes ? Quel difficile dilemme. Celui qui tourmente mon âge ! »

4 juillet. Départ pour un voyage de cinq mille kilomètres en Vespa. Itinéraire principal : Paris – Lausanne – Milan – Bologne – Rimini – Urbino – Vallauris – Gordes – Paris. Avec des arrêts également à Sienne, Piaenza, Ravenne, Comacchio, Ferrare, Padoue, Mantoue, Cremma, Pavie, Parme. Carnet : « Le voyage s’est passé sans incidents. La chaleur torride sur les moissons, la beauté de la route vers Cerisiers ! Je criais par-dessus le bruit du moteur : qu’il fait beau, que c’est beau ! » 22 juillet. Carte postale d’Urbino à sa mère. « Poste restante, 22 juillet 57 / Ma chère Maman, à peine arrivé à Gordes, je suis reparti avec mes amis Dubuis de Gordes pour un petit voyage autour d’Urbin où nous visitons les églises décorées par Piero della Francesca. Tu pourras m’écrire ici car c’est notre port d’attache. Ce voyage m’est complètement offert par mes amis Dubuis. Je n’ai pas de nouvelles, mais je pense que j’en aurai à mon retour à Gordes. Nous partirons ensemble, sois en certaine. Je t’embrasse tendrement. Tu vois que j’ai de la chance. Ma Vespa s’est bien conduite jusqu’à Gordes. Ici, en voiture. Georges »

19 août. Lettre à Gustave Roud. Conservée au CRLR. Se trouve à Urbino. « Ce sont des gens charmants qui, sans me tuer par leur intelligence ou leurs dons, ont le cœur sous la main, les égards, la gentillesse. Quelle vertu que la gentillesse que je trouve aussi, ici mais, parfois, avec une pointe de servilité ou de curiosité pour le porte-monnaie. Mais ce sont de si beaux animaux, si doux à caresser, si féminins, heureusement sans avoir le corps de la Femme. J’ai fait connaissance d’un “muratore” du nom de Gian que je retrouve, certains soirs. Il a 18 ans et j’ai l’illusion, parfois, que nous sommes du même âge quand nous sommes dans les bras l’un de l’autre. Je le sens par la fraîcheur de sa tendresse. Il a raison, j’ai le même âge, nous avons tous le même âge. Ceux qui vieillissent… je ne sais quelle injure j’allais prononcer sur ceux qui se laissent vieillir… Et, pourtant, je souffre chaque jour de voir la porte se fermer un peu plus. “Ah ! le monde est si beau, dit Claudel, qu’il faut poster ici (à Urbin !) quelqu’un qui du matin soit capable de ne pas remuer !”Je me dis cette phrase sans cesse. / Gustavo est un ami si grand, si merveilleux que je lui dis tout ce qui me passe par la tête. Tu sauras y trouver le meilleur. » 24 août. Carnet. « Aujourd’hui, 24 août, je viens de terminer la version proche de la définitive, de la V. des E. » [Vaisselle des évêques]

30 septembre. Carte postale à Gustave Roud de Grignan, chez Philippe Jaccottet. Conservée au CRLR. « Un retour d’Italie qui prend son temps et ses détours. » Philippe Jaccottet écrit : « Nous attendons avec impatience une lecture de la Vaisselle ce soir au coin du feu ».

21 octobre. Lettre à sa mère de Paris. « Je me suis littéralement caché en Italie et en Provence pour achever mon livre qui est, cette fois, réellement chez mon éditeur. Il sortira en janvier 1958 [La Vaisselle des évêques sera publié finalement en mai 1959]. Je suis heureux de l’avoir achevé. / Je sais que nous avions parlé de vacances communes pour septembre. Hélas, je n’ai pas reçu l’argent de la fondation Schiller comme je le pensais et des amis m’ont avancé une petite somme d’argent pour achever mon roman. Ça-y-est. […] Il est bien entendu que nos vacances sont remises et qu’elles auront lieu. Ce second livre déclanchera, probablement, des choses agréables. / Je pense venir en Suisse au mois de novembre. Donne-moi de tes nouvelles. J’éspère qu’elles sont bonnes. / J’ai eu un petit accident de Vespa : un bras cassé, mais ce n’a pas été grave et j’ai pu continuer à travailler. »

26 novembre. Lettre à sa mère de Paris. « Je t’annonce mon arrivée en Suisse pour le 15 décembre enfin, à cette date approximative. Je serai l’hôte de Mme. Biéler à l’avenue de Rumine. Je pense que j’y resterai jusqu’au début de janvier. Ah, si seulement je recevais cet argent que j’attends du gouvernement valaisan ! Nous irions passer des vacances ensemble à la montagne. J’ai une nostalgie du soleil et de la neige. »

10 décembre. Lettre à Gustave Roud, probablement de Paris. Conservée au CRLR. « Je vais aller 3 ou 4 semaines en Suisse pour retaper la dernière version de la V. des E. Après des remarques excellentes d’Arland sur certaines pages, je l’ai replaqué dans une autre eau et cette fois c’est la dernière eau de rinçage. Si tu veux, je pourrai en lire des pages dans ce cher Carrouge, assis dans la cavette, comme une certaine fois… / J’en suis content et ne me laisse pas trop impressionner par la vogue de la Modification qui est, à la fois, justifiée et stupide. Mon livre aura une tonalité romantique, de lieder schubertien, de truite, d’eaux brassées. » À propos de La Modification, il faut noter qu’un entretien entre Michel Butor et Georges Borgeaud vient de paraître dans La Gazette de Lausanne du 7-8 décembre 1957, p. 9.