1983

Année des 69 ans, de la location d’une troisième pièce à la rue Froidevaux au 1er janvier, du Prix Dumas-Millier de l’Académie Française pour l’ensemble de son œuvre.

19 janvier. Lettre à Pierre-Olivier Walzer de Paris. « Lors de mon passage en Suisse française que je pensais prolonger en séjour, j’ai été obligé de revenir à Paris sans traîner pour signer un contrat de location d’une troisième chambre au 59, rue Froidevaux qui soudain était devenue libre et qui de plus se situe à côté des pièces que j’occupe, si bien qu’elle agrandit mon espace en me permettant le confort d’un W.C. et d’une salle de bain indépendants. Il y avait pour la prendre au moins une dizaine de personnes. Il fallait donc me hâter. J’en ai été, non sans quelques alertes, bénéficiaire grâce au fait que l’immeuble appartient à des Suisses. Il n’est donc pas déshonorant parfois de faire valoir ses origines. »

Février. Photographie légendée « Entre Noisy et Rue, vue en direction de Moudon. Février 83 ». Paysage suisse enneigé.

6 avril. Lettre à Pierre-Olivier Walzer de Paris. « Mon grand Pierrot, j’ai pris grand plaisir d’amitié à vous recevoir tous les deux dans mon nouveau, tout au moins renouvelé gourbi. Il me semble que nous n’avons plus à nous donner mutuellement des assurances sur notre amitié. Il est bien évident qu’il n’était pas dans mon intention de trouver au terme commis de l’ironie de ta part mais un peu d’archaïsme que la signification moderne du terme avait oublié. Le langage s’encanaille, tu le sais aussi bien que moi. Toutes les définitions des meilleurs dictionnaires ne peuvent rien à cela, ni empêcher que l’usage ne fasse de trous aux semelles de nos mots. C’est la société qui gâte ce qui est bien né. Je le crois davantage pour le vocabulaire que pour nos âmes. Merci tout de même de m’avoir remis dans le chemin où tu voulais me voir circuler. […] Il paraît que nos “bafouilles” à France-Culture sur C.A.C. ont provoqué des demandes de renseignements et que des lettres d’auditeurs sont parvenues à la rédaction de l’émission de Roger Vrigny. / Heureux que ma chatte ait inscrit des stigmates sur tes genoux. L’amitié que toi et Simone vous lui portez loin de me rendre jaloux, me donne à croire que j’en reçois en retour une grande part. Alors, par réciprocité caressez votre rabatteur de chats. » Même jour. Lettre de Bertil Galland de Vevey. « Je te quitte toujours avec le sentiment de me connaître un peu mieux moi-même. Te rencontrer me remet d’aplomb. Les choses cachées reprennent le centre, ainsi quand tu avais vu, seul, que j’étais (re)venu à Betty par un besoin de merveilleux. Tu vois à quel point j’apprécie en égocentrique le bonheur de t’écouter. »

3 mai. Lettre à Bertil Galland de Paris. « Il ne faut jamais que vous doutiez de mon affection et de ma confiance envers vous. Enfin, vous possédez cette vertu essentielle dans un monde de dogmatiques : la liberté d’esprit et l’intelligence. / Comme tu as eu raison Bertil d’honorer notre P.O.W. pour lequel j’ai une profonde fidélité et une estime non moins grande. Il n’y a pas en Suisse R. uniquement des roués ou des nœuds de vipère. Merci donc du beau texte que tu lui as consacré. / Merci aussi d’avoir décidé Alice Rivaz de me renvoyer “Ce nom qui n’est pas le mien”. Sensible ou susceptible que je suis – je préfère le premier adjectif – je me suis laissé aller à croire que j’avais perdu l’amitié de cette femme bouleversante pour laquelle j’ai grande admiration et tendresse. Je n’avais pas pensé que le livre avait pu se perdre. » 5 mai. Lettre à Pierre-Olivier Walzer de Paris. « Tu aurais tous les droits de te plaindre de moi. J’ai pourtant quelques raisons honorables pour me justifier, la plus importante est qu’il a fallu refaire complètement le circuit électrique de mon appartement. […] Ne crois pas, surtout, que j’ai cédé, le cœur léger, le manuscrit de CAC car, tu le sais aussi bien que moi, je partage avec toi une grande admiration pour Cingria. L’écrivain que je suis et que tu es s’attache à ces reliques et je dirai même qu’à l’âge où je me trouve, je n’aime guère me séparer de mes trésors. J’avais pensé sentimentalement – je ne suis pas guéri de mon appétit d’être aimé en donnant – offrir mon barda de livres et de manuscrits ici ou là, en Suisse, en France mais on dirait que je tends à ces communautés valaisannes, vaudoises et même jurassiennes des poisons, des objets dangereux. Comme il est triste que tu n’aies pas fait un enfant aussi enragé que nous le sommes de littérature, car ça aurait été une bonne issue pour mes livres, tableaux et papiers. Je peux évidemment les jeter dans une fosse et les recouvrir de chaux vive. »

23 juin. Lettre à Pierre-Olivier Walzer de Paris. « Mon cher P.O., / je pars tout à l’heure pour Calvignac. […] J’éspère que tu ne m’en as pas voulu de te dire que j’aimais moi aussi ce manuscrit et que j’étais consolé de devoir le vendre à toi qui a[s] été dans cette “affaire” merveilleux de générosité puisque j’avais imbécilement décidé de le donner à Berne. […] Sais-tu que l’Académie française m’a attribué le prix Dumas-Millier de 10000. Les Suisses n’ont retenu dans la presse que celui donné à Chessex / J’ai protesté auprès d’Isabelle Martin ».

26 juillet. Carte postale et lettre à Bertil Galland de Calvignac. B. Galland et sa femme doivent passer le voir à partir du 1er août.

23 août. Lettre de Bertil Galland de Sicile. « Retour difficile en Suisse, car nous avons été trop comblés de ton amitié, de tes paroles et de ton silence, de jours sans ombre, pour supporter aisément la reprise de l’autre vie. […] Sais-tu que tu as été un ami merveilleux, dans un lieu comme toi seul pouvais en découvrir, équilibre du paysage et des vieux murs, ruines transfigurées, nuits transparentes, goût souverain des propos et de la table ? J’ai continué à découvrir ton assurance et tes incertitudes qui rendent ton âme mobile, comme celle d’un saint laïc qui adresse telle une prière son regard et sa parole aux créatures, blessé par toute pesanteur. N’avons-nous pas été trop lourds ? Vais-je demander, à la manière de Georges Borgeaud, après deux semaines ensemble : nous aimes-tu encore ? / Nous nous verrons cet automne. Tu viendras avec ton manuscrit sous le bras et je vais dire à Ginette de se tenir prête. » 31 août. Lettre à Bertil Galland de Calvignac. « Chers Bertil et Betty, / Je commençais à m’inquiéter un peu de votre silence. Non que j’aie cru à une déception qui aurait été l’addition de votre séjour ici. Je ne suis pas encore à cette étape dans ma crainte de n’être pas assez aimé. Mais il y avait la route entre le grès et Vevey et c’est une manière contemporaine de courir des risques imprévisibles. La lettre de Bertil de son Italie dont il évoque assez la beauté et la simplicité pour me donner un coup de nostalgie, cette lettre m’a profondément touché. Je me souviens de vous avoir dit au moment du départ : vous me rendez à ma solitude. Ce n’était pas une façon de vous dire que j’en étais heureux mais qu’elle allait être difficile à reprendre après votre séjour qui pour moi aussi a été incomparable, exceptionnel. Je ne suis pas un ermite tout à fait mais quelqu’un qui a trop rarement l’occasion de partager avec ses amis une conversation en profondeur, d’échanger avec eux les choses essentielles (terme très vague, je le sais), d’être d’accord le plus souvent, d’être compris, entendu pour tout dire, sans oublier les témoignages quotidiens du cœur et de la générosité. Avec vous, cela est constant. Vous savez que je suis un homme douloureux et gai et que je n’ai pas mon content encore de la tendresse qui m’est nécessaire pour croire en moi. Vous êtes donc de l’espèce qui ne rend confiance, qui m’exalte. Alors ne craignez rien quant à la durée de votre séjour : il m’a paru trop court. »

5 septembre. Lettre à Bertil Galland de Calvignac. « Je rentre le 26 de ce mois à Paris. »

21 octobre. Soirée avec Pierre-Olivier Walzer et sa femme Simone à la brasserie Lipp. 26 octobre. Lettre à Pierre-Olivier Walzer de Paris. « Je suis plein du regret de vous avoir laissé l’impression que soudainement votre compagnie m’avait déplu ou qu’un rendez-vous, bien tardif, me mettait le feu quelque part. Si vous m’aviez tenu un propos blessant – comment serait-ce possible entre nous qui nous aimons subtilement, intelligemment et sans réserve ? – je l’aurais relevé aussitôt et nous l’aurions éffacé par une mise au point. / Me voilà donc obligé de vous donner la véritable raison de mon brusque départ : dès que je prends un repas comme celui que vous m’avez offert et auquel j’ai pris un très grand plaisir, je suis sujet, je vais le dire crûment, à des diarrhées que seule la fuite non pas guérit mais permet de calmer momentanément. Il fallait que je me rapproche des lieux d’aisance, les miens, ceux que j’ai fait installer. Et croyez-moi j’y ai couru. Il aurait été difficile de révèler devant Simone cette infirmité de l’âge, à cause de ma formation puritaine qui, après tout, a du bon. En un mot, je ne suspecte plus guère le vin particulièrement et nous en avons bu ensemble génèreusement, sans oublier le coktail moon qui a fait son effet sur l’estomac, comme le clair de lune sur la mélancolie. Voilà l’unique raison de ma précipitation. J’ignorais l’avoir si brutalement exprimée. Pardonnez la moi ! » 27 octobre. Lettre à Bertil Galland de Paris. « Je suis invité (totalement) à Lisbonne, durant une semaine, pour participer à une Biennale de la langue française qui m’avait déjà invité il y a plusieurs années à Dakar. Cette réunion sera présidée par Michel Déon. Tu me comprendras d’avoir accepté. »

16 novembre. Passeport délivré à Lisbonne. 29 novembre. Lettre à Pierre-Olivier Walzer de Paris. « Dom Pietro, je suis rentré du Portugal tout malade. La nourriture y était telle que ma tripaille a été totalement bouleversée. Je me suis couché dès mon retour durant trois jours, allant de mon lit au trône dont on sait que le pape lui-même n’est point dispensé. Il faut que je me décide à consulter un médecin car il me semble que ma personne intestinale est très menacée de déconfiture. […] Michaud [des futures Archives littéraires suisses] me reparle de ma bibliothèque qui l’intéresse pour quand je serai dans le trou définitivement. Je voudrais beaucoup ton opinion là-dessus et, peut être, une proposition. / Alors, au 6 décembre, n’est-ce pas ? Et peut être avant. Je voudrais bien pouvoir disposer de quelques invitations pour les distribuer à des amis passionnés. Vendredi prochain, je parle à Radio Suisse internationale sur notre héros centenaire. J’espère mettre un point final, avec cette intervention, à ces bavardages préfèrant achever le petit livre sur CA pour Fribourg. J’ai fini par suivre ton conseil en renonçant à des morceaux choisis. Je “trufferai” mon texte de citations. »

12 décembre. Lettre à Pierre-Olivier Walzer de Paris. « Oui, j’ai un peu regretté de vous quitter, toi et Simone, à la sortie d’un salon d’ambassade. Mais tout cela m’a paru une bonne journée, même si nos “communications” allaient les unes vers l’abstraction, les autres vers un excès, peut être, d’anecdotes mais je crois que Ch. A. est quelqu’un qu’on ne peut tenir dans un système. C’est une poêle sans manche. / Tu possèdes admirablement ton sujet. Toi qui a su entrer dans le monde universitaire sans vouloir le démolir, tu es pour moi la représentation de l’équilibre entre l’invention et l’érudition, la fantaisie et la rigueur. Sans doute Paul Valéry t’a appris à savoir te servir de ces deux versants de ton intelligence. […] Je verrai un spécialiste pour mes intestins en Suisse. J’ai un ami médecin dont c’est la spécialité. » 20-21 décembre. En Suisse.