1943

Année des 29 ans, de la suite du travail de libraire à la LUF (Fribourg) et de la mobilisation militaire, de la fin de la location de l’appartement au château de Glérolles, de l’emménagement dans une petite maison à Saint-Saphorin.

11 janvier. Lettre à Pierre-Olivier Walzer (« 15, Bd. Pérolles / chez Mr Aeby / Fribourg ») de Glérolles. « Oui, c’est vrai, Pierrot ! Je suis une éspèce de voyou. Mais les fêtes de fin d’année ont tout brouillé les pistes du cœur. Elles sont dissipation et pertes de temps, ces fêtes ! / Je voulais répondre à tes mots tonifiants et qui m’étaient nécessaires. Je me disais que Glérolles serait le lien du recueillement, car j’ai quitté St Imier, mais deux peintres se sont jetés sur moi pour me portraiturer. St. Paul Robert et I. de Grandi. Ainsi je pose, quand il fait jour, juché sur un podium sous les regards géométriques de mes bourreaux. Puis, quand le soir arrive, c’est la visite de Ch. Albert Cingria ou de Bosshard. Pendant cette maladie je fus entouré comme un mort le jour de l’ensevelissement. Mais je vais mieux. Le médecin me permet de reprendre à Fribourg mon travail pour le 18 janvier. J’arriverai dans la ville le 17 et j’éspère que tu viendras me chercher à la gare, comme tu m’y as accompagné, afin que je ne sois pas, après tant de bonnes heures, giflé par la solitude fribourgeoise. / Salut, cher vieux. A bientôt. Je me réjouis ! / Georges B. / J’écris à Bataillard. »

Février. Libraire à la LUF.

Mars. Mobilisation. 12 mars. Première lettre à Yoki conservée dans le fonds Borgeaud, comme toutes les lettres que nous citons. « Bulle, 12 mars 1943. / Mon cher Yoki, / Malheureusement, tout ce que j’avais prévu n’est pas, n’est plus. Nous partons directement pour le Haut-Valais où nous allons quinze jours pour des exercices de tirs. Peut-être, au retour, irions-nous près de Payerne ! Mais y seras-tu encore ? Parfois, je me mets à rêver sur le plaisir que j’aurais à t’avoir ici, avec nous, où singulièrement privé de vrais amis, je me mets à craindre pour le reste du temps de ce service. C’est que nous pouvons y être si seuls, n’est-ce pas ? Surtout que j’ai entrevu qu’une réelle amitié pouvait nous unir. / Salut, mon cher Yoki ! Dis-moi donc jusqu’à quand tu seras à Payerne. / C’est une lettre hâtive, celle du premier soir. Tu n’es pas le seul à qui je veux faire un petit signe. / De tout cœur / GBorgeaud » 26 mars. Lettre à sa mère, « en campagne ». « Ma chère Maman, un grand merci pour ta lettre et l’envoi[…] du catalogue de peintres valaisans. J’ai connu [Alfred] Cini à Sierre ! C’est un type épatant, très vif, italien d’origine. J’aimais déjà ce qu’il faisait et j’aurais été heureux de revoir ces peintures à Lausanne. / Nous allons partir dimanche matin de ce bled pour les environs de Berne à Niedermühle. […] Dimanche, nous passerons par Vevey où nous aurons trois quart d’heure d’arrêt. Je ne sais ce que je ferai dans Vevey un si court moment. Ne pourrais-tu pas venir nous voir passer à Vevey. Si cette proposition te sourit, tu n’as qu’à m’écrire et je te téléphonerai l’heure exacte de notre arrivée. »

1er avril. Lettre à Pierre-Olivier Walzer (« 5, Grand’Rue / Fribourg ») de Glérolles, enveloppe en-tête des « Editions des Portes de France Porrentruy ». « Mon cher Pierrot, / Qu’auras[-tu] pensé de mon silence ? Je ne voulais, simplement, pas t’écrire sans avoir de nouvelles intéressant les “Portes de France” ! Et, aussi, nous avons été en manœuvres continuelles. Les premiers jours de la mobilisation, à Bulle, ensuite à Reckingen dans la vallée de Couches. Aujourd’hui à 16 kilomètres de Berne. Demain au Tessin très probablement. Alertes de nuit, cantonnements froids, sans table pour écrire, toutes éspèces d’ennuis, fatigue et l’impossibilité de continuer sans heurts une activité ex-militaire. Mais je ne suis pas, loin de là, resté inactif. C’est, au contraire, les démarches nombreuses qui m’ont pris le meilleur de mon temps et elles étaient plus urgentes qu’une lettre pour toi. Voici en deux mots l’essentiel : Madame Hahnloser soutient absolument notre travail, même financièrement, et est prête à nous donner ses Mémoires qui ne sont pas à l’état d’un projet, mais, au contraire, forment déjà un volume qu’il faudrait mettre au point. Et elle ne peut le faire seule. Aussi, nous donnera-t-elle ce mois encore rendez-vous à Lausanne pour discuter le coup. J’obtiendrai un congé facilement car j’ai mis au courant mon capitaine (Sandro Bürgi) qui regarde avec sympathie nos éditions, sympathie que je ne renonce pas à transmuer en aide efficace. / —— / Second point : Gustave Roud est absolument d’accord de nous donner quelque chose, ayant été sideré du soin typographique de nos éditions. Il propose de ré[é]diter Adieu qui, selon l’avis encore de Nicole, est demandé de tous côtés. Nous n’aurons qu’à faire un geste de ce côté et tout nous sera accordé. Je crois excellente cette proposition. Du même côté nous vient la recommandation de faire traduire les derniers romans de Charles Morgan, the empty room et the voyage qui sont, paraît-il, de fort beaux livres. Là aussi, il n’y a qu’un signe affaire et tout se déclanche. / — / Troisièmement : un type de l’Ecole de Neuveville, influent, intelligent, camarade de service me parle de l’intention qu’ont certains professeurs d’éditer pour les écoles du Jura Bernois un livre de lectures qu’ils arriveraient à imposer, du meilleur choix de textes (textes concernant le J. B.) : / Rousseau / Andersen / Amiel / Ramuz / Stendhal / B. Constant / Senancour / Walzer / illustrés de reproductions de peintures de Courbet, Schnyder, anciennes gravures. Ce livre serait officiellement reconnu. Au point de vue financier, ce serait intéressant. / — / Quant aux autres projets, tu les connais et ils demeurent. / — / A présent : Mme de Mandrot rentre de Montecatini où elle fait une cure pour le 18 avril. Je lui ai demandé un rendez-vous. / Ce qui est sûr c’est que nous avons Mme Hahnloser et von Allmen. J’ai dit que je trouverai de l’argent pour ce mois encore. C’est sûr et tu n’as qu’à que me faire confiance. / Quant à Edmond Jaloux, je n’ai reçu aucune réponse à ma proposition de rendez-vous, mais ce n’est pas absolument perdu. / — / Voici ce que je te propose. Téléphone-moi demain samedi à Glérolles vers deux heures de l’après-midi. Dimanche je serai à nouveau aux armées, mais, à 16 kilomètres de Berne, je pourrai ty retrouver le dimanche. Dis-moi si c’est possible. / A la hâte, mais de tout cœur. / Ton livre sur quelques héros a-t-il paru ? / Amitiés à tous. Je leur écrirai. / Georges. / P.S. Je t’envoie la reproduction d’une vieille photo de la Porte de France à Porrentruy. Peut être pourrait-on, avec Bosshard, en faire une vignette / Ciao ! / Excuse ce mot d’abruti, mais je suis éreinté par mon service ! » 9 avril. Lettre à Pierre-Olivier Walzer (au 5, Grand’Rue) de Niedermühlern, en campagne. En-tête des Editions des Portes de France, Porrentruy. « Mon cher Pierrot, j’ai été si profondément touché de la façon dont vous m’avez reçu, toi et Bataillard, que j’ai gardé très vif le souvenir de cette soirée, ensemble. […] Pardon d’être si banal ! Mais qu’écrire dans le bruit, la fatigue et, serré dans un bistrot, je sens que mes lignes sont lues à gauche, à droite. Mille fois merde pour la vie militaire. Je suis presque tenté de faire des gardes pour éviter la promiscuité des copains et les vacheries nombreuses qui nous sont ordonnées. Et ce bled bernois, balayé par les vents et les tempêtes de neige, l’humidité constante de notre paire de souliers et cette langue bernoise incompréhensible, grossière et caricaturale. Au fond de moi, une litanie de mots grossiers remontent à la surface à toutes occasions, mais encore plus profond quelqu’un d’intact et qui réclame la liberté, des égards et des chansons. Ecris cher vieux. Dis à Aloÿs d’écrire aussi. » 19 avril. Lettre à Pierre-Olivier Walzer (à Porrentruy, « Les Acacias »), en campagne. « Dans 2 semaines, 3 plutôt, je serai libéré et n’irai pas à Fribourg sans avoir tenu mes promesses [trouver de l’argent pour les éditions]. […] J’ai vu avant hier, samedi, Buchet, Bataillard, Cingria. Nous sommes allés avec Ch. Albert et les Desarzens aux offices des Rameaux à l’Abbaye de St Maurice. J’ai vu le printemps de la vallée du Rhône, mais j’ai pénétré à vif dans mes souvenirs du collège en retrouvant ces lieux. C’est un mélange d’amertume, d’enfance heureuse, de féerie et de désolation. Mais que St Maurice marque ses personnages. Nous avions avec Ch. Albert des souvenirs si semblables, si immuables que rien n’est plus solide en nous que cette éducation dure, apparemment pauvre. Je dis apparemment, parce que je n’ai jamais autant rêvé que la-bas et je crois toujours que la substance des rêves est la part la plus riche de nous-mêmes. » 27 avril. Lettre à sa mère. « J’ai passé mes Pâques [25.04] à la garde, dans un petit bled de Schwarzenbourg. Ce furent des Pâques un peu tristes, mais il faisait beau temps et la subsistance fut meilleure ce jour là qu’à l’ordinaire. Mais je commence à être saturé de service militaire. […] Samedi, dimanche et lundi prochains, je serai en congé. / J’irai à Rivaz, en passant par Lausanne. J’arrive à Lausanne à 8.18 heures du matin. Je pourrai aller avec toi au marché. / Le lendemain dimanche, un ancien camarade de St Maurice devenu chanoire de l’Abbaye dira au Pâquier, près de Gruyères, sa première Messe auquelle j’ai été invité. Je me réjouis de le retrouver dans ces circonstances. »

Mai. Début du mois : démobilisé. 18 mai. Lettre à sa mère de Fribourg. « J’ai pu t’envoyer assez vite la couverture que tu m’as demandée. Je sais que tu l’as reçue par Paul qui est venu me voir hier à la librairie. Je voulais joindre un mot à ce paquet, mais je n’en avais pas le temps. Je le fais aujourd’hui pour te dire que tout va assez bien ici. Je n’ai pas encore trouvé une chambre, mais jusqu’à la fin de ce mois je suis installé chez Walzer qui n’est pas là. / J’aurai dès cette semaine mon congé hebdomadaire, le samedi complet pour compenser la grosse perte de salaire. Je tâcherai de faire quelques bricoles dans les journaux pour gagner quelques sous supplémentaires. / J’ai proposé à Paul que vous passiez avec moi le samedi soir à St Saphorin où nous pourrions aller déguster une friture de perchettes au restaurant du Raisin moins coûteux que l’Onde. Je vous téléphonerai samedi matin de Glérolles. Je te donnerai alors les coupons de viande promis. / J’éspère que tu vas bien. Il fait à présent si beau temps. / J’ai passé jeudi soir dernier, la soirée en compagnie de Raymonde Vincent l’auteur de Campagne. Nous nous sommes promenés seuls assez tard dans la nuit, dans les vieux quartiers de Fribourg. Sans aucune malice, nous nous sommes entendus à merveille. » Même jour. Lettre à Pierre-Olivier Walzer (« Hasburgstrasse, 23, / BERNE. ») de Fribourg. « Nous t’attendons demain. » 25 mai. Lettre dactylographiée à Pierre-Olivier Walzer de Fribourg, en-tête de la LUF. « Mon cher Pierrot, / Ai passé l’après-dîner avec Charles-Albert qui s’est enthousiasmé immédiatement à notre idée d’une collection populaire, à la façon de l’Insel-Verlag, cartonnée et bon marché. Textes courts, mais excellents. Il est prêt à nous donner tous les appuis, conseils littéraires. […] Charles-Albert serait volontiers le conseiller de cette collection de textes du Moyen-Age. / Je t’écris à la hâte et mal, mais pour que tu saches que l’enthousiasme de Cingria est réel. / Salut, cher vieux. Excuse ce mot tapé à la barbe du patron, donc dans l’angoisse. »

Juillet. Quitte l’appartement du château de Glérolles et trouve peu de temps après et non loin de là, près de l’Auberge de l’Onde, une petite maison à Saint-Saphorin dans laquelle il s’installera en septembre.

5 août. Lettre dactylographiée à Yoki. « Je suis extrêmement faché contre moi de t’avoir si rudement désillusionné au sujet d’Isabelle Rivière. Ce que je sais d’un peu secret sur les gens que les autres admirent sans réserve, ne devrait pas servir à les décevoir. Je m’en veux de me laisser aller à cette mauvaise humeur. Au fond, tu dois être déçu de moi qui suis amèr et plaintif, tous les jours Mille pardons, Yoki ! / Il y a encore en moi de la féerie et de l’esprit d’enfance, sois en sûr, mais je n’ai jamais été si là que ces derniers jours. Cela passera et tient à toutes espèces de déceptions. / Je t’aime bien Yoki, parce que tu es intact et encore pur. Et que tu n’as pas été mêlé à tous ces milieux stériles d’intellectuels romands qui brûlent journellement ce qu’ils adorent. / Au fond, je n’aspire qu’au silence et qu’à la solitude. Mais une solitude comblée d’amitié, de la vraie amitié, la tienne parce qu’elle est franche et complète. / Salut, Yoki ! A bientôt. / Georges » 7 août. Lettre de Frère Porion. « Je vous remercie bien vivement de l’envoi que vous me faites des extraits de Bernanos. […] nous sommes tenus à la discrétion envers l’ami qui nous a prêté le livre de Noth. Mais lui-même est en relation avec Monsieur l’abbé Journet, à qui plusieurs fois il a communiqué des documents de ce genre. Nous lui avons donc suggéré de prêter la guerre pourrie à Monsieur Journet. Je crois que celui-ci ne ferait pas de difficulté de vous le passer pour quelques jours. […] Monsieur Journet m’a dit qu’il était d’accord pour Hadewijch : il suffit de lui en dire quelques mots. – Pour moi, j’hésite parfois en songant aux libertés que j’ai prises dans cette traduction. Si elle paraît, il est probable que nous serons rappelés à l’ordre par quelque spécialiste, dans l’une ou l’autre des revues hollandaises où l’on s’occupe de ces choses. Faut-il faire face à ce danger ? / On a le cœur écrasé par tout ce qu’on entend dire de la France, et de toute l’Europe d’ailleurs. Il faut accepter de souffrir, et cependant garder, au plus profond, la paix de l’esprit. Une certitude est inscrite en nous, qui est à l’abri de tout hasard : mais que de patience, que de silence il faut pour l’atteindre ! » 10 août. Lettre à Pierre-Olivier Walzer de Fribourg. De nombreux projets d’édition. « A propos de Glérolles : / merveilleux à tous points de vue mon départ de là-bas ! J’ai trouvé à St Saphorin une maison[n]ette entière pour moi aussi envoûtante que Glérolles. Je serai libre absolument et recevrai qui je veux, quand je voudrai. Je donnerai les clefs aux amis. C’est extraodinaire, tu verras. Je m’installe au milieu de septembre. Quant à Glérolles, je continuerai d’aller m’y baigner, et les nuits, je marauderai les fruits de Germond et des autres. Aucun regret à avoir. Merveilleusement libre, tu verras. J’ai une chance énorme. » 30 août. Lettre à Pierre-Olivier Walzer, enveloppe à en-tête des Portes de France. « A présent : puisque vous me donnez toujours les corvées à faire, j’ai averti Ch. A. Cingria que tu ne seras pas à Berne mardi. J’ai dit qu’une affaire de famille t’obligeait à te rendre à Porrentruy. C’est un mensonge, mais l’excuse est grosse et c’est ce qu’il faut pour C.A.C. Sinon sa malice, dans un alibi douteux, découvre qu’on a envie de se passer de lui. Ainsi ai-je tout simplifié en mentant, quoique la morale dise le contraire. L’essentiel c’est que le monde entier veuille bien mentir avec moi. / – / Nous comptons sur vos présences, la tienne dans tous les cas, le dimanche 19 septembre à St Saphorin. Retiens cette date ! »

15 septembre. Lettre à Pierre-Olivier Walzer de Saint-Saphorin. « Ouf ! Voici cinq jours passés à déménager, mais cela en valait la peine. Tu verras ! Glérolles est surpassé. C’est, surtout, tout autre chose. Mais mes vacances auront été nulles. Une année entière où je n’aurai pas mis les pieds en montagne. Cela me paraît bizarre ! » Avec une demande jointe de régler la facture de gaz de la Grand’Rue 5. 26 septembre. Lettre à Yoki de Saint-Saphorin. « Mon très cher Yoki, / Oui ! j’attendais ta lettre et c’était peut-être à moi plutôt d’écrire. Ainsi devines-tu, tant tu es généreux, mes plus secrets désirs. Tu dis, sur un ton un peu désabusé “au fond, nous nous entendons bien !” Mais j’en suis certain et je n’ai pas besoin pour cela de faire une longue analyse de mes sentiments, ni non plus de faire jouer toutes espèces de balances savantes du cœur. Dès que je t’ai rencontré, j’ai compris que tu avais, plus particulièrement que tous les autres, quelque chose de précieux et personnel à me donner et que nous allions ensemble découvrir le monde et une amitié unique. Tout ce que tu me dis sur mon caractère, cette difficulté à être heureux, cette usure de mes meilleurs dons à mon métier, renferme une déficience en moi, déficience que notre amitié justement pourra combattre. Car, avec toi, j’ai à faire à une nature douce, simple, généreuse et d’une pureté naturelle absolument désarmante que j’envie et qui est demeurée au fond de moi. Tu me redonnes mon enfance, tu me permets de la retrouver parce que je la revois avec toi. Et il me semble avec toi, retrouver cet âge merveilleux des plus beaux moments de l’enfance. Mais est-ce un âge ? Non ! C’est l’essentiel de soi-même, le plus secret, qu’il est si difficile de préserver. Le monde est si monstrueux, mais si attachant. Tu sais, tout naturellement, petit Yoki demeurer intact et c’est là le meilleur de ce que tu me donnes, presque un exemple pour moi. Mais je ne veux pas te gêner en te parlant de moi-même. / — / Ton mot, comme chaque fois que tu m’écris, est tombé au moment où j’allais prendre le train pour St Saphorin. J’ai pu donc apporter pour mon dimanche ta lettre, comme une chose précieuse que je puis à loisir déguster ce jour là. Tu ne peux savoir combien cette chambre de St Saphorin est belle et comme elle me donne ce que j’attendais. Le ruisseau, à côté, est devenu très gros, cette nuit. C’est un vacarme magnifique, ne rompant pas le silence mais faisant partie de lui. J’ai pris ce matin, au réveil, le dernier bain de la saison je pense. Je me suis savonné tout le corps durement et me suis jeté ainsi à l’eau, douce encore. L’air seul, glacial et sur les Alpes de Savoie cette première neige d’automne. J’aime l’isolement des plages à cette saison et déjà le cri des mouettes aga[ç]ant mais irrempla[ç]able. / Les Chappuis sont de si bonnes gens. Hier, ils m’ont reçu comme le fils prodigue, en ouvrant une bouteille et en me faisant goûter de grosses tranches de pain frais fait dans leur four et avec leur farine. Aujourd’hui, après dîner, Madame Chappuis m’a laissé partir avec une énorme tranche de gâteau aux pommes sur une assiette blanche. / Pendant mon absence toutes les femmes des alentours, ou du moins, des proches maisons ont donné les derniers coups de balais et de chiffons à l’appartement. Cette table sur trétaux que j’avais à Glérolles a été remplacée magnifiquement par une table brune, large, passée à l’encaustique donnant à la chambre une stabilité rassurante. / Pour dimanche prochain, journée des Bänninger, on aura mis des tuyaux au fourneau potager de la cuisine. Nous pourrons donc ensemble préparer cette réception simple, mais gaie, heureuse et abondante. Nous irons le samedi soir aux pressoirs du village. Tu verras, ce sera merveilleux ! / C’est une bonne nouvelle que de savoir que tu auras congé ces jours là. Tu essayeras de venir déjà le samedi, du moins le soir. Tu pourras dormir à St Saphorin. / Je te donnerai encore plus de détails dans ma prochaine lettre. / — / Autres nouvelles que tu dois savoir. Je suis mobilisé pour deux mois ½ le 5 novembre. Tu me comprendras, mais je me réjouis presque. Enfin on verra ! / J’ai renoncé à prendre, pendant le mois d’octobre, tous mes samedis afin de gagner un peu plus d’argent. C’est sur la proposition d’Eglofff que j’ai accepté cela. / Samedi prochain sera le seul et dernier samedi d’octobre de liberté. Il faudra qu’il soit merveilleux. Tu seras là, n’est-ce pas ? / — / Je t’envoie Partage de Midi. Tu y verras des fautes nombreuses de frappe, mais cela ne t’empêchera pas de te laisser emporter par cette action, la plus dramatique que je connaisse. Salue donc ce Py dont je me souviens si peu, mais qui veut bien me faire le plaisir de se souvenir de moi. / — / Dimanche dernier, je ne suis pas venu à St Saphorin, mais j’ai accepté enfin l’invitation de l’Abbé Pauchaud. Je suis arrivé le samedi soir trempé jusqu’aux os à Chatonnaye où j’ai été reçu selon l’hospitalité écclésiastique qui n’est certes pas légendaire. / C’est un très chic type que l’abbé Pauchaud. D’une sensibilité presque aussi douloureuse que la mienne. Nous avons en commun une pénible et chagrine enfance et le même don d’apitoyement subit sur soi-même, sur les autres. Nous avons discuté tard dans la nuit, nous faisant de grosses confidences. Nous étions un peu saoul de mots, d’opinions, d’émerveillements. Il a fallu tout cela calmer et ce fut délicieux – j’écris comme Mme de Sévigné ! – Nous avons fini chez un paysan entouré de sa famille, silencieuse et pleine de fous-rires refoulés : il y avait 6 à 7 petites filles. Le père, vétu en armailli gruyèrien nous a proposé un yodl que j’ai fait avec entrain avec le curé, la mère, le père. / Je suis reparti le lendemain matin tôt, devançant une pluie torrentielle et descendant de vélo pour ramasser sur les chemins les noix que le vent avait éparpillées et des poires juteuses, mais astringeantes, comme je les aime et comme je les désire au début de l’automne. J’ai retrouvé le pénible travail mais heureux et cela a duré toute la journée. / — / Voilà mon cher Yoki quelques nouvelles à la hâte. / Je t’aime bien et te dis adieu ! Georges. »

Octobre. Les éditions Porte de France, Walzer et Borgeaud principalement, envisagent de publier le roman Théoda de Corinna Bille ; ce sera chose faite en août 1944. Bien plus tard, GB affirmera à Pierre-Olivier Walzer être le co-auteur de ce livre (sur quoi son ex-“fiancée” travaillait pendant leur fréquentation amoureuse) et en détenir la preuve dans une lettre signée par Corinna. 1er octobre. Carte postale dactylographiée de Fribourg à Pierre-Olivier Walzer. « Un merci sérieux et profond pour ton invitation de l’autre soir. […] Je t’écris, parce que nous avons en librairie une plaquette de Valéry-Larbaud [sic], Paul Valéry et la méditerranée, rare et au prix de 6.– frs. qui pourrait t’intéresser. Je te la réserve jusqu’à ta réponse. D’autre part, il est possible que nous puissions avoir le premier volume de Poèmes de Supervielle : DEBARCADERES, au prix de 12.– frs. Je le possède déjà et je le trouve fort beau. Puisque nous aimons Supervielle, il est essentiel d’aimer celui-là encore. / D’autre part, les Bänninger ne viennent pas ce dimanche à St. Saphorin, mais le 31 oct. Je pense vous avoir le dimanche. Il est fort probable que Buchet et Bataillard viennent. Téléphone à Glérolles qui transmettra ». 5 octobre. Carte postale dactylographiée de Fribourg à Pierre-Olivier Walzer. « Voici l’exemplaire de Supervielle, Débarcadères. Je suis heureux d’avoir pu le découvrir pour toi. / D’autre part, il faut te dire que nous avons, pour le prix de 18.– frs. les 6 volumes, la correspondance générale de Marcel Proust- Comme le prix en est presque dérisoire et qu’Egloff s’en apercevra à temps, je pense, il vaut mieux t’informer avant qu’il ne l’augmente. / Quelles belles journées de vendanges ! Je rumine sans cesse tout cela et je te redis combien je fus heureux de vous avoir tous les deux, avec nous le dimanche soir. » 11 octobre. Lettre à Yoki de Fribourg. « Mon cher, cher Yoki, / Ces lettres d’amitié que je reçois de toi ont quelque chose de très particulier, de très rare et qu plus profond de moi, je fais le souhait que cela dure, ait une suite. Je ne te dirai pas, pour ne pas gêner cette humilité qui t’est naturelle, toute la fraîcheur et toute la profondeur qu’elles m’apportent. Il me semble retrouver avec toi des choses perdues ou comme cachées par mes habitudes, mes soucis. Mais c’est cela la beauté, c’est cela que ma faim recherche et je ne veux pas y renoncer. Tu sais retrouver ma jeunesse, tu sais me la découvrir. Tu es un chic type, Yoki ! (Je n’aime pas cette expression argotique !) Tu es un frère, mon seul frère. / J’ai hâte de te revoir pour te quitter trop tôt ! Je suis mobilisé le 4 novembre. [Il le sera en réalité plus tôt] […] Je suis resté à Fribourg ce jour là [hier, dimanche]. Je voulais me priver davantage de St Saphorin pour le désirer plus fortement. Il n’y a que la privation momentanée pour nous combler de joie quand on reçoit. […] Ce mot pour te dire ceci : uni, ensemble, nous irons nous confesser dans la campagne, mais c’est affreux ce qu’il me faudra dire, et nous irons demander la communion à Châtonnaye. / Je veux bien faire cela avec toi, mais il faudra m’encourager. Je ne sais si je ferai cela avec tant de contrition. L’amour fut si beau que j’ai eu et si triste ! » 12 octobre. Lettre à Yoki de Fribourg. « Il faut que tu reçoives ce petit mot de Charles-Albert pour toi. » 28 octobre. Lettre à sa mère, « en campagne ». « Je regrette encore de t’avoir fait préparer un bon repas et que je ne sois pas venu. J’aurais aimé te voir avant de partir au service militaire, d’autant plus que je suis cette fois ci mobilisé très loin de la Suisse Romande et de Lausanne : dans le canton de Thurgovie, pas loin du lac de Constance. Nous avons voyagé toute la nuit pour arriver dans ce petit village au nom impossible à retenir. […] J’ai retrouvé Jean von Allmen qui m’a raconté un peu en détails votre visite à St Imier que j’avais apprise par Italo de Grandi. J’ai appris aussi que Betty avait passé à Lausanne chez toi. Je suis simplement étonné que tu m’aies caché cela au téléphone de l’autre jour quand je t’ai demandé si tu avais vu les Von Allmen, d’autant plus qu’ils sont mes amis et que c’est par moi que vous les connaissez. J’aurais pu vous rejoindre à St Imier puisque j’étais ce jour-là à Fribourg. Pourquoi tant de mystères. Si j’écris peu aux von Allmen, ils n’en sont pas moins mes amis. Ils le savent. […] Ecris-moi et dis moi comment vas-tu. Je te donnerai plus fréquemment des nouvelles du service que d’habitude afin que tu ne crois pas que tu as un fils ingrat ou oublieux comme tu as l’air de me l’avoir reproché l’autre jour. » Même jour. Lettre à Yoki. « C’est le canton de Thurgovie, un peu germanique dans l’architecture, assez beau à ce moment de l’automne, plein d’arbres fruitiers, de pommiers surtout que l’on secoue sur de grands sacs posés sur l’herbe. Tout cela finit en cidre et c’est la boisson sur laquelle tout le monde se jette, car, à présent, le jus est encore doux, un peu comme celui des vendanges. Ce sont, au fond, les vendanges alémaniques. […] Quant au service, il sera dur parfois. Jusqu’à présent, c’est le sommeil qui manque Mais il vaut mieux pour moi cette vie que celle de Fribourg. Je serais fort que je prendrais un métier qui m’abandonne à l’air et à la solitude. […] As-tu apporté le Partage de Midi ? » 29 octobre. Lettre au même. « Les Bänninger, à qui je viens de téléphoner, viendront à St Saphorin le dimanche 7 novembre et resteront encore le lundi 8 chez moi. […] Mme Bänninger [Germaine Richier] m’a encore dit qu’il était entendu que tu viendras à Zürich travailler avec eux. […] Hier, j’ai été battre le blé dans une ferme. Je ne pensais pas que cela serait si pénible (poussière et chargement de la paille) mais la joie d’une fatigue saine et du souvenir d’une famille de paysans affectueuse et généreuse, m’a donné un sommeil que je n’avais plus eu depuis longtemps. » 31 octobre. Carte postale à sa mère, “à mots codés”, « en campagne ». Le hasard de la mobilisation a fait se rencontrer un vrai neveu d’Ida Gavillet et son faux neveu, c’est-à-dire son fils Georges. « Chère Ida, / Suis à l’E.S.M. depuis 1 semaine et hier soir dans le lit vide à côté de moi, arrive un nouveau et voilà que c’est un cousin, Roger, qui est passer chez toi hier, tu parles d’une rencontre, alors en causant on s’aperçoit que l’on est parent. En ce moment il écrit à ses parents et il mettra aussi quelques mots sur cette carte. Bien des choses de Georges Borgeaud. / [Et de l’écriture assez enfantine du cousin :] Chère tante Ida / Je suis bien arrivé, malgré 5 heures de train. / Comme tu as pu le constater plus haut, je couche à côté d’un cousin, dont je ne supposais pas la présence sur la terre. Quelle surprise ! Je m’aperçois que la famille s[’]agrandit, elle est à mes yeux de jour en jour plus grande. / Je te quitte et t’envoie mille baisers et amitiés Roger [Borgeaud] ».

Novembre. Toujours mobilisé. 14 novembre. Lettre à sa mère. « A la fin de cette semaine, nous serons relevés et nous irons dans le Haut-Valais quinze jours, commencer un cours de tir. […] Je te remercie pour les cigarettes que je fume bien volontiers la nuit, à la garde, malgré l’interdiction. » Même jour. Lettre à Yoki. « Dimanche dernier [07.11], nous étions merveilleusement réunis à St Saphorin. Lundi soir, je dînais chez les Bänninger, si amicaux, si bons, fraternels aussi. Aujourd’hui, je suis de garde. Il neige et il souffle un vent d’enfer. Je me sens extrêmement seul et mal entouré. La lassitude que me donne la grossièreté des camarades est peut être l’explication de ce découragement, mais je sens que tu m’oublies et cette idée me ronge. » 29 novembre. Lettre à sa mère. « Je suis resté bien silencieux ! Il y a eu ce départ pour le Valais, ensuite la préparation au cours de tir. Ce sont des journées presque sans loisirs, surtout qu’à présent il y a des tirs de nuits sur but fixe, à l’aide de projecteurs. Puis l’après-midi, il y a des corvées de munitions, c’est à dire le chargement de trains, avec toutes éspèces de projectiles, jusqu’à des bombes pour avion. Hier dimanche, nous avons transporté sur des wagons plusieurs tonnes d’obus. […] J’ai pris aussi pour St Saphorin mes coupons de pâtes, de sucre. […] Je ne pense pas aller à Lausanne avant le 15 décembre puisqu’à ce moment là je serai licencié 14 jours pour la librairie. […] Mon rhume a passé mais j’ai la figure toute couperosée par l’air que je prends. Il me semble que physiquement je prends des couleurs et de la force. Au fond, c’est une vie saine pour le corps, à part le peur de sommeil que nous avons. […] J’ai reçu, je ne sais de qui, une boîte de cigares aussi gros que ceux de Churchill, de Zürich, sans expéditeur. » Même jour. Lettre à Yoki. « J’aurai deux jours de congé au début décembre que j’irai passer à Zürich chez les Bänninger et Mme Hanhloser, si elle est rentrée à Winterthur. / Ensuite, vers le 12 décembre, je serai 14 jours à Fribourg chez Egloff. »

9 décembre. Lettre à sa mère. « Je t’annonce que j’ai obtenu, avec peine, un licenciement de quinze jours. Je pense partir dimanche [12.12]. » Même jour. Lettre à Yoki. « Au fond, ma solitude est plus grande là qu’ailleurs, mais il est bon de la sentir. […] Noël, avec vous, quelle joie ! Merci. / — / Oui, je serai à Fribourg le 13 décembre et y resterai jusqu’au 26 décembre. Si tu pouvais me trouver un gîte à Fribourg très sommaire et le meilleur marché, ce serait du temps gagné pour moi. J’irai te voir en descendant du train. / — / Je pars d’ici le dimanche, mais suis invité chez les Bänninger à midi, si bien que je n’arriverai que tard à St Saphorin. J’en repartirai le lundi matin pour Fribourg. / Quel dimanche encore, avec les Bänninger. Ce sont des artistes extraordinaires, des amis éternels. […] Veux-tu pour ton Noël, le journal intime de Delacroix ? C’est important que tu le possèdes. » 20 décembre. Lettre à Pierre-Olivier Walzer de Fribourg. « Mon cher Pierrot, / Dis ! Il faudrait remettre à jeudi soir notre visite à de Jouvenel. / à qui la faute, s’il faut changer la date de ce projet ? A moi. Bourqui (alias Dominique !) m’a invité à souper mardi, ce soir là. J’ai manqué deux rendez-vous avec lui. Au premier, je n’ai fait aucune excuse. Au second, j’ai prétexté que je m’étais égaré et que j’avais cherché sa maison jusqu’à neuf heures : Mensonge idiot, mensonge honteux ! / Bourqui ne s’est pas découragé et me réinvite. Pas moyen de lui faire comprendre que je n’y tiens pas. […] Tu dois avoir “Verdure de la nuit” de Chappaz que je t’ai prêté, en manuscrit. / Et mon Milosz ? ». 25 décembre. Avec Yoki à Romont pour midi, avec sa mère à Lausanne pour la soirée. 28 décembre. Lettre à Yoki, de retour au service. « Tu as vécu dans un milieu bien magnifique, pas du tout composé et compliqué comme le mien et tu dois, peut-être plus que tu ne le crois, toute ta fraîcheur, ta simplicité et cette franchise remarquable à ta famille. Pour le reste, pour l’essentiel, je sais bien que tu es Yoki, isolé comme chacun, avec une destinée particulière. / Malgré mes nervosités, crois moi bien : je te comprends dans le plus profond et je te connais. Tu es, peut être, mon premier ami ! (Je dis peut être parce que je ne m’occupe guère de faire des degrés !) / J’ai passé la soirée de Noël, après Romont, chez ma mère. J’ai cru comprendre qu’elle désirait m’avoir ce soir là, avec elle. Ce fut pacifiant, silencieux. Il semble parfois que nous nous sommes aimés sans accrocs, sans incompréhension. Mais il ne faut plus parler, entre nous, de nous-mêmes, de nos secrets. C’est fini ! Nous vivons en nous ignorant. Il aurait fallu une jeunesse plus heureuse. / Je suis donc rentré très tard à St Saphorin et la chambre était glacée. Le courage de chercher l’Enfant de la haute mer, ce soir là, m’a manqué. J’ai voulu remettre ça au lendemain. Je ne me suis reveillé le matin qu’à 10 heures. J’ai dû abandonner mes recherches. Voudras-tu me pardonner. Dans quinze jours, enfin, je serai à nouveau devant ma bibliothèque. / Cependant l’envie de mettre au mur la toile du Gibloux que j’étais allé chercher à Rivaz, m’a pris, à la réaliser, trois quarts d’heure qui m’ont laissé insatisfait. »