1950

Année des 36 ans.

2 février
. Lettre à sa mère de Sèvres. « Il y avait longtemps que je n’avais pas été aussi malade et aussi faible. » 16 février. Lettre dactylographiée à sa mère de Sèvres. « Aujourd’hui, le printemps est là et je suis dans mon atelier sans feu. C’est au tour de mon chat, Sapajou, d’être malade. C’est un matou et il a passé plusieurs nuits à courir le jupon. Il est rentré amaigri, écorché sur les joues, épuisé et secoué par des envies de vomir. Ainsi l’amour libre n’est pas de tout repos et coûte cher à ses adeptes. / Je me suis présenté aujourd’hui à une place de secrétaire général dans une maison d’éditions franco-suisse qui se monte. J’ai des chances d’être accepté. Je dois cela à mon ami Pierre Courthion. Si ce projet réussi[t] (et les éditions surtout) me voilà tranquille et sorti de l’aventure économique. […] Car je ne désire plus qu’habiter Paris où je perds trop de temps à me rendre depuis Sèvres quoique je sois à une demie-heure de St. Germain-des-Près. […] Mon livre n’est pas encore sorti. Ne désèspére pas. C’est ainsi avec le plupart des auteurs de chez Gallimard. Ils attendent comme moi, sagement. J’ai commencé un second livre où la part de l’invention sera plus grande que dans le premier. Je m’attacherai à raconter, un peu, sous le titre de “La Principauté” la vie de plusieurs ménages dans une maison qui fût un château [ce sera La Vaisselle des évêques]. Ces ménages sont très originaux et finissent par se faire du mal entre eux et par rendre l’endroit inhabitable et condamné à dépérir. Enfin cela ne se raconte pas en deux mots. »

7 mars
. Lettre dactylographiée à sa mère. « J’ai une bonne nouvelle à t’annoncer aujourd’hui. J’ai le secrétariat général dont je t’ai parlé. Si ce n’est pas encore le Pérou, du moins cela m’assure un fixe mensuel qui arrange bien les choses. […] Philippe est venu s’installer à Sèvres. » 31 mars. Lettre à sa mère de Sèvres. « Mon travail m’occupe beaucoup mais il est intéressant et j’éspère que notre entreprise réussira. »

18 avril
. Lettre à sa mère de Sèvres. « Ce dimanche dernier, Jaccottet et moi, nous sommes allés à Villiers-sous-Grez, chez Jean Tardieu. […] J’ai eu, ici à Sèvres, la visite de Louis Germond et de sa femme. […] Les visites se sont accumulées : Henri Gaberel de Vevey, les Reymond de Lausanne, René Berger et sa femme, d’autres encore que tu ne connais pas. […] J’ai repris, dès mardi-saint mon travail. Je souhaite qu’il réussisse pour le garder. […] La pervenche de La Vaux m’a beaucoup touché. J’ai écrit à ma marraine ce matin. »

12 mai
. Lettre à sa mère de Sèvres. « J’ai passé par de sérieuses transes ces jours derniers. Mon patron a renoncé tout à coup à mettre de l’argent dans notre affaire, affaire qui appartient à une dame Wanner. Je te donnerai les détails de vive-voix, mais heureusement nous avons trouvé d’autres commanditaires. L’affaire continue. Je ne saurai qu’en juillet si elle est définitive. […] Est-ce que Berger t’a envoyé le numéro de Pour l’art où il y a un petit texte de moi ? Philippe me dit que sa mère t’a offert le sien. » 17 mai. Lettre dactylographiée à sa mère de Sèvres. « C’est entendu, je viendrai te chercher à la gare mercredi soir prochain à 21.10 heures. »

7 juin
. Lettre à sa mère de Paris. « A peine fus-tu partie que j’ai été repris par mon travail d’édition qui ne paraît pas trop mal aller. Mais je n’ai pas encore l’assurance que l’affaire soit rentable. […] Ces jours-ci la chaleur est accablante et Philippe et moi nous dormons sur le toit. […] Les Humeau et les Parrot ont regretté ton absence. Ils voulaient t’inviter. / Je t’embrasse / Philippe te salue et Sapajou te regarde. » 23 juin. Lettre dactylographiée à sa mère de Sèvres. « Il est fort probable que j’habite cet automne, Montmartre. Je suis en pourparler avec quelqu’un qui échangerait. J’aurais un appartement de deux pièces et cuisine. Cela simplifiera ma vie mais je regretterai la forêt et la campagne proches. Je te tiendrai au courant des décisions. / Je pars demain matin pour Bordeaux où j’ai affaire pour nos travaux d’édition. Je rentre mardi soir. […] André dhôtel dont j’ai parlé dans la “Vie intellectuelle” m’a écrit fort gentiment au sujet de cet[…] article et j’en suis heureux car il prétend que j’ai dit dans mon texte des choses que d’autres n’ont jamais dites. » 25 juin. Carte postale à sa mère de Bergerac. « Je suis infiniment gâté par Simone et sa famille. »

20 juillet. Lettre à sa mère de Sèvres. « Peut-être irai-je dans un petit trou de Normandie, au bord de l’océan, car j’ai un grand besoin d’eau et de natation. Je partirai vers le premier août et d’ici là, je te dirai où j’échouerai. / Comment vas-tu toi ? J’éspère qu’il ne fait pas aussi chaud à Lausanne que ce jours-ci à Paris où la température doit ressembler à celle de la brousse, lourde et humide. Paris se vide peu à peu et les amis autour de moi s’en vont. On entend, aux terrasses de St. Germain, que les américains et caines débraillés, les hollandais et daises, se donnant la main, troupeaux d’oies bavardes et sottes, avec des tresses derrière le dos. Les Suisses viennent aussi nombreux avec leurs colossales voitures de rois nègres. Evidemment les Français pourraient dire que j’en suis un aussi, mais sans voiture. / Le 14 juillet a été assez bien réussi. Du treize au 14, nous avons veillé Philippe et moi dans les rues, sans participer aux danses d’une façon frénétique car nous ne savons danser ni l’un ni l’autre. Mais les lumières des rues, les processions de flambeaux, l’animation nous suffisent. Le lendemain nous avons assisté sur la butte Montmartre à l’explosion des deux d’artifice. C’était assez étonnant avec la vue de Paris illuminé à nos pieds. […] Il est fort probable que je passe par Lausanne à la fin août mais en coup de vent. Je te le dirai à l’avance. »

12 août
. Lettre à sa mère de Sèvres. « Je t’écris à la hâte pour t’annoncer que je viens à Lausanne dans la journée du 24 août. Je serai arrivé à Genève le 23 au soir pour mon affaire d’édition et continuerai le lendemain sur Lausanne. Je déjeûnerai avec toi le 24 à midi si tu peux et continuerai l’après midi sur Chardonne, chez Bosshard qui me loge et avec qui j’entreprends un travail d’édition. Je resterai 5 à 6 jours en Suisse. Naturellement, je te verrai fréquemment car je viendrai déposer au concours de la Guilde mon livre. »

3 septembre
. Lettre à sa mère de Sèvres. « J’ai retrouvé Sapajou dans un état assez lamentable car il ne rentrait plus à la maison occupée par des étrangers. Il fait humide, froid et je vois avec tristesse l’hiver revenir. Une bonne surprise m’attendait à Sèvres, celle d’une carte de résident privilégié valable sur le territoire français et d’une durée de 10 ans. C’est par des faveurs exceptionnelles que j’ai obtenu ce papier qui me met directement sous la protection du gouvernement français. Je dois cette faveur à André Viot dont tu connais la femme. […] Palézieux apportera à Lausanne mercredi ou jeudi 2 Modes et travaux. Il les donnera à Jaccottet. Nous avons été, hier, à Versailles dont on fêtait quelque date. Les grandes eaux étaient sublimes et les fleurs magnifiques. Même sous la pluie, le parc est beau. Les Italiens qui nous accompagnaient étaient émus aux larmes. Je n’ai plus qu’un désir c’est de voir le mois de septembre achevé et de connaître le résultat de la Guilde. Si j’ai le prix, je t’offrirai un séjour à Paris, dans un hôtel. » 6 septembre. Lettre à Gustave Roud de Sèvres. Conservée au CRLR.

3 octobre
. Lettre à sa mère de Sèvres. S’inquiète de ne pas avoir de nouvelles de la Guilde. « De toutes manières, je viens en Suisse le 14-15-16 octobre, en voiture, avec le propriétaire de la Galerie Drouaut – David, son fils et un critique d’art. Nous montons à Chardonne pour mettre au point le livre Bosshard. […] Le projet du livre Bosshard prend corps, mais je ne suis pas encore payé. » 10 octobre. Carte postale à sa mère de Paris. « J’arrive à Lausanne avec mes amis vers 5 heures samedi après-midi. Nous irons te dire bonjour avant de monter à Chardonne. Il paraît que le prix se donne le lendemain. Quelle coïncidence. » 22 octobre. Lettre à Gustave Roud de Sèvres. Conservée au CRLR. « Très cher et grand ami, alors, tout est consommé ! J’ai su par Dominique Aury que vous m’avez “défendu” jusqu’au bout et que vous aimiez mon “Préau”. Que puis-je désirer de mieux que cette sympathie pour un livre qui est loin d’avoir toutes les qualités, non seulement commerciales mais de construction nécessaire à la gloire d’un roman (qu’il n’est pas !) J’ai su par D. Aury que vous n’aimiez pas les pages belges ; moi non plus, je ne les aime guère et je songe déjà à les biffer. […] Arland, Lemarchand, D. Aury m’ont recommandé à Gallimard, me défendent. Le manuscrit est chez Camus, puis il ira chez Paulhan. Je tremble. Mais votre jugement, votre attachement à ce livre, voilà ce qui m’a donné de la force pour entreprendre un second roman qui, je le sais, sera meilleur que le Préau. En écrivant le Préau je me suis tout à fait délivré de ce tablier noir de lustrine que je portais sur moi depuis longtemps. Puis-je, Gustave Roud, vous dédier ce livre ? Je l’aimerais beaucoup et je dois dire que j’ai déjà inscrit votre nom sur l’exemplaire Gallimard. » Même jour. Lettre à sa mère de Sèvres. « Ma chère Maman, oui, il faut enterrer notre déception ! En définitive ma chance n’est que reportée car Gallimard va signer un contrat et d’ici 6 à huit mois le bouquin sortira. On pourra l’acheter dans les librairies et on finira par en demander autant que s’il avait paru à la Guilde. Le public français m’intéresse plus que le public suisse et avec la nrf, les deux seront touchés aux maximum. Consolons-nous. […] Les journaux français n’ont guère parler du prix de la guilde et pour dire vrai, même pas du tout. Tu vois que ce prix est une espèce d’enterrement de première classe avec couronnes et lauriers. Mon intention est de faire une carrière littéraire en france et non pas dans ce petit pays où ne peut réussir que celui qui a des relations ou des combines. Quand on parlera de moi à Paris, les Suisses seront enchantés de me “reconnaître” / Les froids commencent à rendre Sèvres fort peu confortable. Si je pouvais trouver à Paris un appartement j’aurais la vie simplifiée. Mais sans argent, cela est impossible. L’argent gâte tout et arrange tout. C’est son défaut. »

14 novembre
. Lettre à sa mère de Sèvres. « Ma chère Maman, j’allais t’écrire quand est arrivée ta seconde lettre, après celle que tu as confiée à Humeau. […] Naturellement avec le prix tout aurait changé mais comme te l’as dit Humeau les choses, au fond, n’en sont pas plus mal. Gallimard va m’éditer dans huit mois et mon livre sera lancé sur le marché parisien. Je retrouverai alors les sous perdus et plus de gloire. Humeau prétend que là-dessus, il y avait une certaine injustice dont il ne m’a pas révélé les secrets. / Tu auras lu dans Arts la petite chronique sur moi et sur mon chat. C’est fort gentil. J’allais te l’envoyer mais Humeau m’a dit que tu avais acheté ce numéro. […] Il y a une amélioration à Sèvres. J’ai la radio. Mes amis m’ont donné un poste que j’ai fait réparer et rafistoler. C’est fort agréable. Je peux écouter, parfois, Sottens et les programmes français sont excellents. Mais j’aimerais mieux un appartement à Paris. On vient de m’en proposer l’achat d’un : un million, c’est à dire douze mille frs. suisses. C’est évidemment très loin de mes possibilités, non seulement très loin mais dans un monde lunaire. Cependant, je peux en rêver. Il est proche du Palais-Royal sur la place Louvois. […] Les voisins Huber (suisses) m’ont offert un admirable costume noir pour les sorties officielles. Je suis heureux mais je n’aurai guère l’occasion de le porter avant la parution du Préau. » 26 novembre. Lettre à sa mère de Sèvres. Raconte son agression par « deux arabes » qui lui ont volé six mille huit cents francs français.

19 décembre
. Lettre à sa mère de Sèvres. « Oui, je suis resté longuement silencieux mais jamais je n’ai dû autant courir pour les “Amis du livre chrétien” que ces temps-ci. […] En vérité dans cette affaire d’éditions, je m’occupe de tout, absolument de tout. […] Je crois que le livre sur Bosshard me craque dans les doigts. Cependant si tel était le cas, je ne laisserai pas passer cet échec sans demander quelques dédommagements. Malgré promesses fréquentes, je n’ai pas encore été payé, même pas un acompte. […] Je vais à la nrf fort souvent afin que l’on ne m’oublie pas là car je n’aimerais pas attendre trop longtemps avant la parution de mon bouquin. » 25 décembre. Naissance de Marie-Noëlle, fille de S. Corinna Bille et Maurice Chappaz.