1976

Année des 62 ans, de la mort de Pierre Jean Jouve, de la mort de Gustave Roud.

8 janvier. Mort de Pierre Jean Jouve. 13 janvier. Carnet : « Enterrement de Pierre Jean Jouve / 13 janvier » C’est S. Corinna Bille qui avait fait connaître Jouve à GB pendant la guerre. Enterré au cimetière Montparnasse, comme l’a été en 1974 sa femme Blanche Reverchon, non loin des fenêtres du 59, rue Froidevaux. 20 janvier. Lettre à Bertil Galland de Paris. « Je viens dans le pays dimanche prochain. Pour deux raisons, dont l’une appartient à la queue de la comète renaudote, c’est à dire que je vais faire quelques singeries dans un diner-débat, mais j’aurai des amis autour de moi qui, justement, apporteront le sourire nécessaire pour désarmer le faux-sérieux. Surtout, je viens pour achever enfin les sépias, c’est à dire que je pourrai véritablement en offrir au moins deux au prochain numéro d’ECRITURE. Je serai sur place et je pourrai te les offrir toutes chaudes, tout au moins celles que je jugerai les plus accomplies. Mais quel mauvais titre que Sepia ! Il faut absolument en trouver un autre. Une nuit, j’ai vu le livre établi, sa couverture, sa typographie, son titre enfin que mon rêve avait trouvé excellent ou que dans mon rêve j’avais trouvé excellent. Naturellement, tout s’était évaporé au matin. Mais je veux un autre titre, absolument. Soudain, il me viendra et si tu le veux aussi, aide-moi. Merci. […] Je ne vais pas avoir le temps de trouver à Paris, avant mon départ, les textes désirés pour la Revue. Mais j’en ferai la recherche pour le prochain numéro. L’idée d’élargir est très bonne, je veux dire d’élargir l’audience (ce nom me fait toujours penser au Vatican. Je suis un indécrottable intégriste !) / Mon film est monté. Il est souvent merveilleux, parfois déroutant, surtout dans l’évocation de la mère du héros. Je ne vais pas oser emmener ma propre mère à la projection privée que Ducrest cherche à provoquer à Genève ou Lausanne, Fribourg, grâce à Yoki, étant acquis. J’aurais aimé demander à Delessert, Bernard Privat étant d’accord, de dessiner la couverture du Livre de Poche. Mais aucune réponse de ce côté-là. Nous avions envisagé toi et moi Pizzotti, voire même quelqu’un de moins connu. Pourquoi pas ? Il faudrait que [tu] te mettes en rapport avec Grasset. Je soutiendrai, cela va de soi, tes propositions. Ce serait épatant que nous donnions à un artiste suisse cette petite chance. Il faut en parler vite car le temps vient de la mise en fabrication. / Oui, je songe encore un peu à déménager, tout en gardant pour d’éventuels amis de passage, la rue Froidevaux. J’ai visité des appartements ; c’est Méry qui m’y pousse. Mais je n’ai aucun élan de ce côté-là bien qu’il me faille plus de place. / Tu sais que Jouve est mort. Je te raconterai. On se voit donc bientôt. / Je vous embrasse tous les deux / G. »

5 février. Vernissage de l’exposition Vaudou à la galerie Vallotton, 6, rue du Grand-Chêne à Lausanne.

15 mars. Lettre à Bertil Galland de Paris. « Tu m’auras jugé sévèrement mais je ne pouvais pas dans un temps si court, après avoir perdu mon temps en Suisse, mettre au point deux “sepias”, d’autant plus que je suis rentré à Paris dans un très mauvais état de santé. […] Tu connais mes inhibitions, mes difficultés devant la page. Mais rassure toi, tu auras mon manuscrit au printemps en avril. Je vais mieux à tous les points de vue – il y avait une dépression morale aussi, due à je ne sais trop quoi – En fait, je pourrais l’expliquer : ma chance (je parle du Renaudot) me n’a pourtant pas tout à fait convaincu que c’était cela que j’attendais de la vie. Mais quoi, me diras-tu ? Je n’en sais rien ou, alors, je voudrais nommer d’un nom trop grand ce dont je suis toujours privé. Tu as l’amitié de comprendre ce que je veux dire. / J’ai une idée de titre pour le livre des “sepias”. Dans les campagnes françaises, on parle du pain perdu, au pays de Vaud on en fait des croûtes dorées. J’aime tout autant le premier titre que le second, à la musique près qui me paraît meilleure pour pain perdu. […] Nous allons avoir l’occasion de nous voir dans huit jours puisque mon film passera à Fribourg et à Romont en projection privée le lundi soir et le mardi. Tu choisiras ton jour. A Fribourg, c’est Yoki qui invite, à Romont Fasel. Choisis selon ton cœur. Je resterai 3 jours au pays (expression pour moi) et je serai accompagné de Philippe Ducrest et de sa femme. Nous te téléphonerons dès notre arrivée le dimanche 20 mars. / Mon bonheur est de pouvoir compter sur ton affection, ton indulgence, ta compréhension. » 16 mars. Lettre à Bertil Galland de Paris. « J’ai été très malheureux de mon infidélité ; vraiment, je n’ai pu surmonter, pendant quelques semaines, une aboulie totale. J’ai essayé de t’expliquer mon état dans ma lettre de hier. Plus je vais, plus je pense que mon titre Pain perdu (au singulier dans hésitation) correspond à l’esprit de l’ouvrage. […] Une autre nouvelle m’enchante, la réédition de Temps alternés. J’ai passé à Paris et à Fribourg plusieurs heures en compagnie de Jeanne Hersch et je l’avais poussée à prendre contact avec toi. Il est possible qu’elle n’ait pas eu besoin de le faire et que tu sois allé au devant d’elle. Je ne mets aucune vanité à provoquer ces sortes de hasards. Mais j’ai beaucoup aimé ce roman quand il fut publié chez Egloff, au temps où j’y travaillais. » 23 mars. Projection du film de Philippe Ducrest adapté du Voyage à l’étranger à l’école secondaire de la Glâne, à Romont.

14 avril. Lettre à Pierre-Olivier Walzer de Paris. « Quelle tristesse de vous avoir manqués à Paris ! J’étais descendu dans le Lot pour y surveiller la pose de gouttières sur une écurie afin d’alimenter d’eau de pluie ma citerne. Il faisait un temps de premier printemps absolument paradisiaque. […] Moi aussi, j’ai beaucoup de réserves à faire sur le film. Un jour, nous en parlerons en détails… peut être ça ne vaut pas la peine. L’eau coule sous les ponts, c’est ma chance. Merci d’avoir donné un communiqué à la presse. Il y a une petite erreur : ce n’est pas le précepteur qui a le nom de Pierre Zimmer mais le comte. Jean Noverraz est joué par Jacques Gelat, qui d’ailleurs est excellent. Ne parlons pas de la Karina. J’en rougis en y pensant et davantage encore de la vulgarité des dialogues. […] Oui, tu recevras les lettres de Cingria. Je n’ai pas reçu les 2 volumes de correspondance dont le quotidien de Paris me demande de parler. »

12 mai. Carnet : « 12 mai 1976 : visite de la Bourse à l’invitation de ma banque. Malgré toutes les explications, les films, les panneaux je n’ai rien compris des opérations. » 14 mai. Lettre à Pierre-Olivier Walzer de Paris. « Mon cher Pierrot, / Il a fallu que ce soit Gérard Valdberg qui m’apporte à Paris les deux tomes de la correspondance C.A.C. Tes interventions auprès de Dimitri, celles d’amis à Lausanne n’avaient pas abouti. Il fut nécessaire à Valdberg d’aller, je crois, les prendre sur le rayonnage. / Naturellement, j’ai ouvert aussitôt les volumes et j’ai lu ta préface, comme toujours excellente, précise, profonde, définitive. / Pourtant, je suis un peu navré de cette petite phrase “… une fois de plus, malgré une critique sympathique, Paris récuse aveuglément (?) tout ce qui ne porte pas sa griffe.” C’est tellement inexact. Récuser ? Ce serait fort et quasiment intentionnel. Il y a de bons écrivains français et de Paris qui demeurent inconnus, qui ne sont jamais avancés dans les listes établies, il y a les écrivains glorieux sans lecteurs (Jouve, Ponge, Reverdy et même Char qui tire à 3000 exemplaires). Ce n’est pas parce qu’ils sont étrangers. Ils ont vécu, ils vivent à Paris, ils ont des admirateurs, des inconditionnels, pas davantage que Charles-Albert que tout ce qui comptait à Paris aimait alors (il ne faut pas oublier que la génération de C.AC. a disparu presque entièrement et qu’il y a eu la guerre qui a interrompu le processus de gloire, surtout pour les écrivains repliés ailleurs, hors du climat de la résistance qui a servi plus qu’on ne le croit à remettre en selle Eluard, Aragon, Mauriac, Malraux… / Mais que de gens de qualité ont parlé de Cingria, en parlent encore, parmi les jeunes. Peut-être que Gallimard n’a pas fait ce qu’il fallait quand il publia le premier tome des O.C. et qu’il ne continuera pas. Tout le monde sait que la nrf court après le succès mais ne le crée pas. / Enfin et surtout, j’ai entendu parler de Cingria magnifiquement bien par Supervielle, Morand, Ponge, Paulhan, Malraux même, Cocteau, Reverdy, Braque, beaucoup de peintres… Ça fait 50 personnes dont beaucoup sont défuntes. […] Les Suisses sont responsables, la plupart du temps, de l’oubli à quoi Paris paraît les condamner. Mon cher Olivier, ce n’est pas à toi d’ajouter aux malentendus. A quand le libraire suisse à Paris ? […] Et la situation de Charles-Albert en Suisse ? Tu te souviens de sa misère, combien ses rares amis – nous – l’ont tenu hors de l’eau. / Sa mort lui a amené des lecteurs, mais si peu et tous ceux qui ont souscrit aux volumes les ont pris par patriotisme, douteux souvent. Qui vraiment, à part toi et quelques uns, cherchent à faire comprendre une œuvre dont onparle sans la lire. » 15 mai. Carnet : « Arnaud de Liedekerke vient déjeûner avec Christine son amie. Le même regard que le père mais toute la jeune ferveur pour la poésie. Sympathique ! »

6 juin. Invitation des auteurs de Bertil Galland à l’île San Giullio et Orta. 14 juin. Lettre à Bertil Galland de Paris. « Quel souvenir que celui d’Orta ! […] Grâce à toi, à Betty, tout fut généreux, souriant, sans histoires, hormis les excès, ma foi prévisibles, d’une grésilidis devenue passionaria. Quelle beauté que ce restaurant sur l’île […] Tu as toujours des idées merveilleusement singulières, originales. »

10 juillet. Début d’une croisière en bateau d’une dizaine de jours, invité par des amis, au large de Grèce et Turquie. 17 juillet. Carte postale à sa mère de Turquie. « Chère Maman, je suis en croisière avec des amis sur les côtes turques et grecques. Je t’envoie mes amitiés bien que tu ne répondes plus à mes lettres. Je le regrette. Je te porte tout de même beaucoup d’affection. Ton fils Georges. Je serai de retour à Paris dans dix jours. » 26 juillet. Lettre de sa mère. « Mon cher Georges. / Demain c’est ton anniversaire 62 ans les années vont trop vite, mais le principal c’est la santé. / Je viens de recevoir ta carte de croisière Turquie, Grèce, merci je pense que tu vas rentré a Paris [sic] bientôt / Il a fait très chaud et ne pouvais sortir peur des malaises, 32 et 35 degrés c’est beaucoup, enfin aujourd’hui il pleut tant mieux pour tout la nature a soif. A part celà, ça va je ne loue plus de chambres, depuis 1 an et 3 mois c’est difficile ».

1er août. Lettre à sa mère de Calvignac. « Je suis très touché que tu m’aies écrit pour mon anniversaire. Je t’en remercie profondément. Je n’avais pas reçu de réponse à mes souhaits pour ton propre anniversaire, le premier avril. J’ignorais les raisons de ta bouderie et je dois dire que je commençais à ressentir de la lassitude pour tes sautes d’humeur qui ne facilitent pas nos rapports. Je te proposais de passer des vacances, en Suisse, à mes frais, dans un hôtel de ton choix. On peut encore y songer. Mais je te remercie d’avoir levé le barrage que tu mettais, je ne sais trop pourquoi, devant moi. Ainsi pourrai-je à nouveau venir te voir à Lausanne où je suis passé 24 heures pour un entretien à la radio sur Balzac, avec Jacques Chessex et quelques autres. / Mon voyage en Turquie et en Grèce m’a été offert par mes amis Clermont-Tonnerre de Paris. Nous avons surtout fait les côtes turques, vivant sur le bateau et dormant à l’abri des criques. Ce fut très beau. Je suis repassé 24 heures par Paris pour prendre quelques nippes et venir ici, au plus vite. J’y resterai un mois à deux, s’il ne me faut pas revenir à Paris plus tôt pour un travail que l’on va me proposer, je le souhaite. / En novembre, je suis l’invité des universités anglaises, irlandaises et écossaises. Je resterai un mois à naviguer entre elles, faisant dans chacune d’elles une conférence sur Ramuz. »

2 septembre. Lettre à Pierre-Olivier Walzer de Calvignac. « C’est moi qui avais gardé jusqu’à ta dernière lettre (celle de ce matin !) mauvaise conscience à ton égard. Je m’étais emballé à propos de ta réserve sur ces “sacrés Français” que je trouvais unilatérale. […] Oui, tu auras ma correspondance. Je t’ai dit l’avoir extraite de ma cave parisienne et l’avoir portée à l’étage. Je serai rentré à la capitale dans dix jours mais pour 48 heures seulement. Je “descends” en Suisse (Lausanne et Romont) pour apporter une préface à la peinture de Charles Chinet que Roth et Sauter veut prendre, avec d’autres témoignages, dans l’intention d’un beau volume d’hommages au peintre. / Je serai en Suisse une bonne quinzaine car j’y préparerai la tournée de lecteurs et de bavardages que Pro Helvetia (toi donc ? Merci !) a organisée en novembre vers l’Angleterre, Irlande, Ecosse, ce qui m’enchante au plus haut degré. Il s’agit de rendre visite aux Universités. […] Je travaille à l’ouvrage que Bertil Galland publiera dans sa collection et dont je t’ai déjà parler. Je le fais ici dans ce pays désolé et humain, pur et en retrait de la mode, bien qu’elle paraisse montrer le bout de l’oreille. Je sais que vous avez connu Livernon mais mon causse de Limagne est plus caractéristique. / Cet été, en juillet, j’ai fait une croisière (pour rupins) sur la mer Egée, de Rhodes aux côtes turques. C’était fabuleux. Voilà ce que me vaut la petite pincée de renommée sur mes cheveux blancs : une invitation de gens “huppés” sans lesquels ma gloriette ne serait pas suffisante pour honorer de tels caprices de ma poche. »

27 octobre. Lettre à Bertil Galland de Paris. « Ces quelques mots avant de partir (après-demain) pour les Angleterres et cela durant 3 semaines. / Voilà un titre pour le bouquin promis – j’y ai travaille selon ma promesse – Chessex aperçu ici l’a trouvé bon. Et toi ? / et le temps passe / La maison grasset qui s’est informée me dit qu’il n’est pas pris (le titre). Alors, si tu l’aimes aussi, on se le réserve aussitôt. Tu peux m’écrire chez A.M. Piguet qui m’a invité une fin de semaine dans ses Cornouailles. J’ai dit un oui enthousiaste. / Je garde un souvenir très, très chaleureux de ces heures, brèves hélas, de vevey avec toi et Betty. / Je vous embrasse / G. / P.S. tu remarqueras que “et le temps” passe vient de toi qui me l’as dit soudainement à Vevey. J’en ai été frappé puis convaincu ! » 30 octobre. Arrivée à Heathrow.

7 novembre. Carte postale à sa mère d’Edimbourg. « Ma chère Maman, bien que tu sois décidée à ne plus répondre à mes signes (et pourquoi donc ?), je te fais un signe affectueux d’Ecosse où je suis en tournée de conférences dans les universités anglaises et irlandaises. Je suis déjà allé à Oxford, Cambridge, Londres bien sûr, Birmingham, Manchester, Edimbourg… Demain, je serai en Cornouailles ensuite en Irlande. / Je t’envoie toute mon affection, si tu veux bien l’accepter. » 10 novembre. Mort de Gustave Roud à Carrouge. 14 novembre. Carte postale à Bertil Galland de « St Just ». « C’est un pays fabuleux au meilleur sens du terme. J’ai été gâté et je vais l’être jusqu’à l’heure du départ, à midi 30, ce dimanche, pour Londres et ensuite Dublin. C’est éreintant mais magnifique ! » 15 novembre. Carte postale à sa mère de Dublin. « Je parle dans les Universités où je suis accueilli généreusement et avec sympathie. »

9 décembre. Lettre à Bertil Galland de Paris. « Mon bien cher Bertil, / J’aimerais te demander si cela est possible, de remettre à plus tard ton voyage à Paris, dans le cas où je serais l’objet essentiel de ce voyage. Je suis épuisé littéralement. Les tournées britanniques, ma chute à Romont dont je ressens encore les suites, les sorties suisses, le cafard que la campagne fribourgeoise me donne, les trains et depuis hier soir à Paris, avec les téléphones, les invitations… tout cela m’accable. J’ai besoin de “me retrouver” comme disent les directeurs de conscience, d’entrer dans le silence pour une dizaine de jours. / Aussi ai-je pris la résolution d’aller me réfugier au bord de la mer, à Dieppe précisément, qui sont des lieux que j’aime et que tu aimerais beaucoup toi-même. La ville est charmante et baigne dans une pluie et des vents bien provinciaux. La pension est charmante parce qu’elle donne sur la plage et l’au-delà – J’ai, d’autre part, à écrire pour l’Encyclopédia Universalis la notice (de 2 pages) sur Gustave Roud. J’ai besoin de n’être pas interrompu ; je dois remettre ce travail au plus tard le 20 décembre. » 21 décembre. Carte de vœux à sa mère de Paris. « Je souhaite, pour ma part, que tu lèves le silence que tu fais peser sur moi, malgré les signes que je te fais. C’est tout de même idiot que tu fasses la tête et que je ne sache pas pourquoi. Tout ira mieux quand tu me répondras. »